Tactiques contentieuses en matière d'utilisation de la nouvelle procédure dite de la question prioritaire de constitutionnalité

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Comme chacun sait, le Président de la République a fait insérer - lors de la dernière révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 - une possibilité pour les justiciables de soulever une « question prioritaire de constitutionnalité », procédure incidente connue des spécialistes sous le nom d'exception d'inconstitutionnalité .

De très nombreux articles de grande qualité ont été publiés par les plus grands professeurs de droit constitutionnel sur cette mini révolution dans notre droit procédural ; les rappels historiques de l'échec du président Mitterrand sur la même tentative, les comparaisons avec le système américain devant la cour suprême n'ont pas manqué.

Pour notre part, à la faveur de l'intervention de la loi organique du 10 décembre 2009, nous nous permettrons d'émettre, en notre double casquette de professeur de droit public et d'avocat spécialisé quelques inquiétudes et remarques sur l'utilisation pratique contentieuse de cette nouveauté.

On ne reviendra pas sur la véritable « usine à gaz » créée par la loi organique, sinon pour rappeler l'existence de nombreux filtres à la recevabilité de l'exception d'intentionnalité : un premier filtre devant la juridiction saisie la première (tribunal de grande instance, tribunal administratif, tribunal de commerce, conseil de prud'hommes... Enfin toute juridiction selon la loi « Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation » (article 23-1), qui pourra rejeter la « QPC » (question prioritaire de constitutionnalité) si celle-ci ne présente pas d'intérêt pour le litige en cause, si la question de la constitutionnalité posée l'a déjà été par le passé, ou plus vague encore si l'exception est dépourvue de caractère sérieux. Un deuxième filtre - identique - devant le conseil d'État ou la Cour de Cassation selon l'ordre de juridiction devant lequel on se trouve. Un troisième filtre naturellement devant le conseil constitutionnel, seule autorité théoriquement chargée d'examiner le fond de la question de la constitutionnalité.

D'ores et déjà ce triple degré de juridiction ne facilitera guère le choix des justiciables sur le plan tactique comme sur le plan économique : quel sera le coût de cette procédure ? Faudra-t-il prendre un avocat au conseil d'État et la Cour de Cassation ? Pourra-t-on se faire représenter devant le conseil constitutionnel ? À quel prix ?

Une deuxième interrogation sera légitime sur la durée de cette procédure incidente de question prioritaire de constitutionnalité : si la loi organique donne huit jours à la première juridiction saisie pour transmettre au conseil d'État ou à la Cour de Cassation, ces juridictions suprêmes disposent quant à elle d'un délai de trois mois pour se prononcer et éventuellement transmettre au conseil constitutionnel, ce dernier lui-même disposant également d'un délai de trois mois pour se prononcer. Les questions pleuvent : quelles sont les sanctions si l'une des juridictions suprêmes ne se prononce pas dans les trois mois ? Même question à l'égard du conseil constitutionnel ? En bref, le justiciable qui se lance dans la QPC entame un parcours du combattant juridictionnel dont il pourrait très bien ne jamais connaître la fin. Sachant que l'exercice de la QPC entraîne sursis à statuer de droit - comme l'indique d'ailleurs le nom de question « prioritaire» de constitutionnalité - le justiciable utilisateur aveugle de la tentante exception d'intentionnalité risque fort de bloquer lui-même son propre procès.

Cela signifie donc que l'exercice - ou non - de la QPC pourra dépendre d'un choix tactique comme moyen dilatoire, si l'intérêt du requérant est de retarder le prononcé de la justice.

Mais ce n'est naturellement pas l'hypothèse la plus fréquente, notamment devant les juridictions administratives, où le requérant est le plus souvent confronté à un acte administratif qui s'exécute - sa requête n'est pas suspensive - et où il n'a en général aucun intérêt à retarder le cours d'une justice administrative déjà suffisamment lente, en tous les cas de son propre point de vue.

Aussi, un praticien averti devra impérativement réfléchir à deux fois avant d'utiliser cette arme à double tranchant de l'exception d'inconstitutionnalité, qui entraînera un gel d'un minimum d'un an dans l'examen de son procès alors que sa requête n'est jamais suspensive.

Ce d'autant qu'il pourra - et cette fois sans sursis à statuer – directement invoquer, outre les moyens classiques du recours pour excès de pouvoir , la violation de principes généraux du droit communautaire (dégagés par la CJCE) ou du droit de la C.E.D.H (dégagés par la Cour de Strasbourg) ; ce sont souvent les mêmes que ceux contenus dans notre bloc de constitutionnalité.

Aussi un praticien avisé aura sans doute intérêt à utiliser l'exception d'inconventionnalité (jurisprudence ARCELOR du Conseil d'Etat- assemblée 8 février 2007 requête N° 287110) en première intention. Le premier juge sera contraint de l'examiner sans avoir à renvoyer !

En revanche, la QPC pouvant être soulevée en appel pour la première fois (article 23-1 de la loi ) et même en cassation ou devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation (article 23-5), cette voie de droit incidente restera une arme intéressante lorsque les autres cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir et l'exception d'inconventionnalité auront échoué.

L'avenir nous dira si la Question prioritaire de constitutionnalité aura un avenir.

Gageons qu'il sera utilisé systématiquement par les spécialistes du droit constitutionnel théorique et par les naïfs ou chercheurs de publicité, les praticiens avertis se la réservant comme ultima ratio lors des voies de recours !

LOI organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution (1)

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Publié le 03 février 2010