Le droit de l'environnement en question prioritaire de constitutionnalité ?

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Manuel GROS

Professeur à l'Université de Lille 2

Thomas DELANLSSAYS

Doctorant à l'Université de Lille 2

L'intervention combinée d'une charte constitutionnelle de l'environnement (2005) et d'une procédure de question prioritaire de constitutionnalité (2008) pourrait constituer un élément nouveau d'impact de cette procédure sur l'architecture juridictionnelle, en accentuant la difficile question de la hiérarchie ou de l'absence de hiérarchie entre normes de valeur constitutionnelle en cette matière environnementale.

La question prioritaire de constitutionnalité, appliquée aux droits de l'environnement créera nécessairement de nouveaux enjeux (I) et forcera sans doute le juge constitutionnel à émettre de nouveaux schémas dans les figures d'opposition entre normes (II).

I- QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE ET ENJEUX NOUVEAUX :

A) Une remise en cause avec la question prioritaire de constitutionnalité de la relative discrétion du juge constitutionnel en matière de droits de l'environnement

L'analyse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel fait ressortir une certaine réserve du juge constitutionnel dans l'application effective des droits environnementaux substantiels. Alors que le pouvoir du juge n'a cessé de croître dans un ordre juridique qui multiplie les normes juridiques, donc les conflits potentiels et réels, l'application de la Charte de l'environnement révèle une attitude modérée du juge en cas de conflits entre normes de niveau constitutionnel.

Certes, le contentieux est peu abondant, contrairement au contentieux hiérarchique vertical depuis plus de trois décennies avec les législations et règlementations en droit de l'environnement, mais pour quelle(s) raison(s) les normes constitutionnelles environnementales s'accommodent mal à une conciliation stricto sensu avec les normes portant sur les droits et libertés fondamentaux traditionnels ?

L'intervention de l'article 61-1 n'a guère permis d'amender cette tendance à une grande prudence du juge constitutionnel en matière environnementale.

Les principes environnementaux substantiels paraissent plus matérialisés par la morale (Selon le Littré, la morale est l'« ensemble des règles qui doivent diriger l'activité libre de l'homme, décomposé en deux parties : démontrer que l'homme a des devoirs, des obligations, et faire connaître ces devoirs, ces obligations ».) ainsi que par les moeurs (changeantes au fil du temps), de sorte que la conciliation entre un droit « dur » (comme par exemple la liberté d'entreprendre, le droit de propriété, etc.) et un droit environnemental « mou » fait peser une charge considérable sur le juge, acteur de concrétisation de ces principes. Comme l'a énoncé D. SALAS, le juge « se fait l'interprète des valeurs morales émergentes dont il devient le porte-parole réfléchi [...]. Il réinvente ainsi un autre droit au-delà des règles abstraites qui en masquaient la source morale » (D. SALAS, Juge (Aujourd'hui), in Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 863). Est-ce le rôle du juge de déterminer ce qui est contraire à « un environnement équilibré et respectueux de la santé » ? Est-ce que le juge possède suffisamment de compétences techniques pour définir la teneur du « développement durable » ou vérifier l'application du « principe de précaution », sachant qu'il existe de nombreuses controverses scientifiques ? Le juge ne se fait alors plus juge que du droit, mais juge du fait environnemental, social et économique. Dès lors, comment concilier, stricto sensu, une règle ou principe juridique avec un tel droit ? Mais ce droit, caractérisé par une grande imprécision et constitué d'objectifs mal définis, est en position de faiblesse face aux anciens droits formellement identifiés et définis. Ainsi, « si l'on essaie de concilier le faible et le fort, il y a tout de même plus de chances pour que le faible y laisse plus de plumes que le fort » (R. ROMI, Droit et administration de l'environnement, Paris, Montchrestien, 2007, p. 10).

Il est vrai qu'une confrontation entre normes constitutionnelles classiques et normes environnementales pourrait avoir bien plus qu'une simple incidence au sein du seul système juridique. Une décision en faveur d'une protection maximale de l'environnement (comme par exemple en Grèce avec la générosité du Conseil d'Etat grec avec l'environnement (S. PAPAPOLYCHRONIOU, Le rôle du juge dans la consécration d'un droit fondamental à l'environnement, le cas grec, in Le rôle du juge ...op. cit, p. 136 : « L'activisme du Conseil d'Etat, et notamment de sa cinquième section, a provoqué des critiques aiguës : il aurait outrepassé les limites du contrôle de légalité et il serait entré dans le sable mouvant de l'opportunité. Dès lors, on a brandi le spectre du « gouvernement des juges » ». Et cet activisme juge « s'est trouvé au coeur de tensions institutionnelles récurrentes avec les pouvoirs politiques. A chaque fois, il s'agissait de délimiter le contrôle exercé par le Conseil d'Etat, en révisant tant les dispositions substantielles sur l'environnement que les dispositions qui organisent la compétence de la Haute juridiction en matière de contentieux d'annulation et même de contrôle de constitutionnalité des lois ! ». id. p. 140)) générerait des incidences sociales (voire sociétales), économiques et financières. « Le juge constitutionnel, dans l'exercice modéré de ses pouvoirs, se doit de vérifier l'ampleur et l'adéquation de la dépense de constitutionnalité même s'il ne dispose pas toujours des instruments et des informations nécessaires à une parfaite appréciation » (D. RIBES, L'incidence financière des décisions du juge constitutionnel, cah. Cons. const., 2008, n° 24, p. 107). Cette affirmation générale du Professeur D.RIBES est totalement transposable au contentieux de l'environnement. Imaginons que le juge constitutionnel, saisi d'une QPC, abroge une disposition législative en faisant prévaloir l'art. 1 de la Charte sur la liberté d'entreprendre, le droit de propriété, le droit à obtenir un emploi, le droit de grève, etc. L'exemple serait celui où une disposition législative autorise un quota élevé d'émission de produits polluants, et que cette disposition soit déclarée contraire aux articles 1, 2 et 6 de la Charte de l'environnement (Cette hypothèse n'est pas improbable, car la décision Arcelor du Conseil d'Etat (CE, Ass, 8 fév. 2007, Arcelor et autres, n° 287110) laisse entrevoir cette possibilité. Même s'il s'agit d'un contrôle d'un acte règlementaire transposant une directive communautaire, le juge confronte le droit de l'environnement au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre. Et de dire que : « Considérant que la seule circonstance que les entreprises du secteur sidérurgique soient incluses dans le système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre ne saurait être regardée comme portant atteinte aux principes généraux du droit communautaire qui garantissent le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, dès lors qu'une telle atteinte ne pourrait résulter, le cas échéant, que du niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre assigné à ce secteur dans le cadre du plan national d'allocation des quotas prévu par l'article 8 de la directive et approuvé par un décret distinct du décret contesté » (souligné par nous). Ainsi, l'atteinte à ces principes peut résulter d'un niveau de réduction des polluants, mais pas dans le régime même. Et pourtant, le droit de propriété et la liberté d'entreprendre sont partiellement éclipsés dans cette affaire. On pourrait parfaitement imaginer un recours juridictionnel (par ex. une QPC) contre une disposition législative mettant en oeuvre ce genre de restriction...et le juge devra confronter la Charte de l'environnement avec d'autres principes constitutionnels (droit de propriété, liberté d'entreprendre, etc.).). Outre l'éclipse (partielle ou totale Cf. infra en II) de ces droits, l'incidence d'une telle décision serait considérable (emploi, économie nationale et locale, diminution des recettes fiscales, etc.).

La « faible » place qu'accorde pour l'heure le juge constitutionnel aux droits environnementaux par rapport aux autres principes, règles ou intérêts comme le droit de la concurrence, la liberté d'entreprendre, le droit de propriété ou le principe d'égalité peut-elle évoluer à l'avenir ? D'autant que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme fait de la protection de l'environnement une composante importante de son contrôle .

Le contentieux n'est ainsi pas important, mais l'introduction de la QPC pourrait changer la donne.

Du fait de l'intégration récente de la Charte de l'environnement au sein du Bloc de constitutionnalité, la question prioritaire de constitutionnalité devrait permettre de vérifier la constitutionnalité de dispositions législatives antérieures à 2005 dépourvues de tout contrôle a priori, ainsi que celles qui n'ont pas été soumises à ce même contrôle après 2005, comme par exemple les lois Grenelles I et II, du fait d'un consensus politique.

La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a créé une nouvelle procédure de contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, en insérant un nouvel article 61-1 (« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ») et en modifiant l'article 62 (« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause »), et complété par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009. C'est une procédure qui offre au justiciable la possibilité de demander au juge de vérifier la conformité de dispositions législatives aux « droits et libertés que la Constitution garantit ». Le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat ainsi que la Cour de cassation ont déterminé les normes constitutionnelles invocables et, en ce qui nous concerne, les droits et devoirs issus de la Charte de l'environnement (Supra, introduction).

L'intérêt ici n'est pas d'entrer dans le débat sur le caractère abstrait ou concret de la QPC, des contraintes procédurales, mais plutôt de se questionner sur la portée pratique de cette nouvelle procédure, et si elle peut avoir une incidence sur la constatation et la résolution de nouveaux conflits entre droits environnementaux et droits et libertés fondamentaux classiques. En outre, le juge utilisera-t-il les techniques du contrôle a priori de l'article 61 ?

De nombreuses dispositions législatives intéressant l'environnement (Par ex, la Loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral) ont été adoptées avant 2005, date d'entrée en vigueur de la Charte de l'environnement, dont beaucoup n'ont pas été soumises au contrôle de constitutionnalité de l'article 61 (Loi précitée). Seules deux décisions du Conseil constitutionnel, à l'heure actuelle, ont statué sur la conformité de normes à la Charte de l'environnement, dont la première en avril 2011 (Cons. Const., déc., n° 2011-116 QPC, 8 avril 2011, et Cons. Const., déc. n° 2011-182 QPC, 14 oct. 2011.). Pour le Conseil d'Etat, on peut considérer que sur la dizaine de QPC invoquant la Charte, seules trois intéressent plus ou moins directement les conflits de normes de même valeur. Ainsi, il a vérifié par exemple l'application de l'article 6 de la Charte par le législateur (CE, 14 sept. 2011, n° 348394), sans toutefois renvoyer au Conseil constitutionnel.

Certes, il s'agit d'une avancée quantitative timorée, mais on peut supposer qu'à l'avenir, la mise en oeuvre de la procédure de QPC aboutira à l'extraction et à la résolution de conflits entre les droits environnementaux substantiels et procéduraux issus de la Charte et les droits classiques. Notamment, les dispositions de la loi « Grenelle II » (Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement) par exemple (qui comporte 256 articles sur 126 pages !) n'ont pas été soumises au contrôle a priori du Conseil constitutionnel. D'autant que les dispositions de la loi mettent en oeuvre le principe d'intégration dégagé de la Charte, c'est-à-dire la prise en compte des exigences environnementales dans l'ensemble des politiques publiques.

B) L'impossible hiérarchie entre les droits fondamentaux et droits environnementaux antagonistes ?

L'idée serait qu'une protection maximale de l'environnement permettrait, de facto, une préservation sur le long terme des autres droits fondamentaux. En effet, comment le droit de propriété pourrait-il être exercé si le propriétaire ne possède plus son bien, du fait par exemple de la montée des mers et océans, ou de la survenance fréquente d'incendies ? Comment assurer la sauvegarde de l'ordre public, et le droit à la sûreté, si des conflits sociaux naissent du fait du manque de matières premières alimentaires ? L'environnement primerait sur les autres droits, de façon à assurer leur « effectivité ». Les concepts de « responsabilité environnementale », inclus dans la Charte de l'environnement, mais aussi et surtout ceux « d'intégration », de « précaution », de « développement durable », n'ont-ils pas comme objectifs de sauvegarder « les ressources et les équilibres naturels [qui] ont conditionné l'émergence de l'humanité » (Alinéa 1 du Préambule de la Charte de l'environnement : « que les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l'émergence de l'humanité ».) ?

L'effet pervers d'une hypertrophie de cette idéologie environnementaliste, fondée sur l'avenir, réside dans le fait qu'elle toucherait directement l'individu actuel. Veut-il perdre (ou se voir limiter) ses « droits et libertés » pour sauvegarder ceux de ses générations futures ? Surtout que ces droits fondamentaux sont nécessaires à l'Homme afin d'assurer son épanouissement au sein de la société. On le voit, le dilemme est complexe.

Pour l'heure, le juge, acteur principal de concrétisation des normes, se veut prudent dans la mise en oeuvre du droit de l'environnement. Le peu de jurisprudence à propos de la Charte de l'environnement dans les conflits de normes de type horizontal ne permet pas de systématiser une possible hiérarchie matérielle entre celles-ci. D'ailleurs, peut-il exister une hiérarchie matérielle entre droits ? G. DRAGO affirme que « la différence dans le degré de protection ne conduit pas à l'établissement d'une hiérarchie, ni matérielle, ni formelle. Les droits et libertés ont toujours la même valeur. La conciliation ou la prévalence, si on préfère, procède toujours de considérations d'espèce, tenant à certains éléments du texte de loi que le juge prend en compte » (G. DRAGO, La conciliation entre principes constitutionnels, D., chro., 1991, p. 266). Tout est question de pragmatisme, des « circonstances de l'espèce ». Les juridictions n'ont pas affirmé la prévalence d'une catégorie de droits sur une autre, mais plutôt une difficile articulation entre eux, même si l'on a pu s'apercevoir de la timidité du juge à prendre en compte l'environnement de manière opératoire. Dans tous les cas, quand bien même les juridictions feraient prévaloir un certain droit sur un autre, os habent, et non loquentur...

C) Figures d'agencement et d'opposition en matière de QPC environnementale :

À la faveur de question prioritaire de constitutionnalité en matière environnementale, le juge constitutionnel devra nécessairement mettre en péréquation des règles de niveau constitutionnel parfois inconciliables.

En effet contrairement aux idées reçues, nous pensons que toute création d'une nouvelle norme, ou a fortiori d'un nouveau droit n'est pas sans effet sur les autres droits (Le droit subjectif s'entendant selon nous - selon l'idée célèbre de René Capitant - d'une norme à la sanction de laquelle serait associée une procédure). Comme disait Lavoisier « rien ne se perd et rien ne se crée, tout se transforme » et la formule chimique est vraie juridiquement ; par un phénomène de vases communicants, ou de simple balance de Roberval, chaque création d'un nouveau droit atteint un ancien droit, au moins partiellement.

Ce droit « ancien » peut parfois d'ailleurs ne se manifester qu'à la faveur de la création du droit nouveau : ainsi c'est le principe nouveau de liberté sexuelle qui a révélé le droit à la fidélité conjugale, au travers de l'atteinte à ce dernier, de la même façon que c'est le nouveau droit à l'adoption des couples homosexuels qui met en lumière l'existence éventuelle d'un droit de l'enfant à une famille hétérosexuelle. Le droit à la mort (euthanasie) met en exergue un droit à la vie...

En tous les cas, à l'image de la liberté d'expression (incluant le droit d'affichage et le droit au « Tag »), nécessairement attentatoire au droit de propriété (publique ou privé selon le support utilisé), tout nouveau droit, toute nouvelle norme a vocation à porter atteinte à une ancienne règle juridique, y compris en simple présence implicite, révélée au grand jour par la naissance de son droit antagoniste.

Cette évidence d'un monde juridique équilibré où les droits subjectifs s'opposent nécessairement (l'afficheur politique et le propriétaire du mur, la liberté sexuelle et le droit à la fidélité conjugale etc..) mérite un examen plus approfondi dans la confrontation de nouvelles normes constitutionnelles issues en particulier de la charte constitutionnelle de l'environnement de 2004 (Même si nombre de principes de cette charte avait été dégagés préalablement par la jurisprudence), et des anciennes normes constitutionnelles, notamment contenues dans les deux autres composants de notre bloc de constitutionnalité, savoir la déclaration des droits de l'homme de 1789 et le préambule de la constitution de 1946.

En effet, la théorie de la conciliation des droits, dans l'évident pragmatisme qu'elle révèle, n'enlève pas l'essence même du combat entre Droit et droits ou entre droits et droits (cf. par exemple V. Saint James, La conciliation des droits de l'homme et des libertés en droit public français : PUF, 1995).

Il faut aller au-delà, et nous pourrions prendre comme hypothèse de départ les deux figures classiques d'opposition possibles entre normes de même valeur : la conciliation et la prévalence.

Mais au cas particulier, s'agissant de normes de valeur constitutionnelle, c'est-à-dire de normes appartenant toutes au pyramidion de notre hiérarchie des normes, il n'est pas si simple d'utiliser des figures d'opposition classique.

En effet, la figure de conciliation, très aristotélicienne (A est compatible avec B), est souvent opposée à celle de la prévalence plutôt platonicienne (A élimine B), et en l'absence de possibilité de trancher pour l'une ou l'autre, une position de refus de conflit par le dépassement de ce dernier, très « thomiste » permet d'éviter l'affrontement (A n'est pas dans le même champ que B) ( (Pour Saint Thomas d'Aquin : le célèbre « Mon royaume n'est pas de ce monde... », permettant d'évacuer l'opposition entre religion et pouvoir politique), mais ces figures utiles pour les normes infra constitutionnelles, à raison de procédures expérimentées, s'appliquent selon nous mal, telles quelles, aux normes de niveau constitutionnel.

Il convient donc d'émettre de nouvelles hypothèses de figures d'opposition.

II- HYPOTHESES DE MISES EN PERPECTIVES DE NORMES CONTRADICTOIRES DANS LE CADRE D'UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE ENVIRONNEMENTALE.

C'est pourquoi nous préférerons une formulation des rapports entre normes anciennes et normes nouvelles un peu différente, dans une logique presque graphique : l'hypothèse du remplacement d'une ancienne norme constitutionnelle ayant perdu de sa substance par une autre, celle de l'éclipse de cette vieille norme constitutionnelle démodée par une plus jeune et enfin l'axe d'opposition le plus étrange ; celui de l'ignorance ou de la négation implicite de l'ancienne norme par la nouvelle.

A) L'hypothèse du remplacement de la vieille règle devenue désuète par une nouvelle norme.

Un certain nombre des grands principes environnementaux de valeur constitutionnelle (par exemple les principes d'intégration, de précaution et de réparation) sont venus en 2004 « bousculer » de vieux droits individuels tels que le droit de propriété, la liberté du commerce et de l'industrie ou encore même la liberté d'aller et venir.

Sans entrer dans le débat -pourtant passionnant- de cette opposition entre de nouveaux droits d'inspiration collective et les anciens droits d'inspiration individuelle, la mise en opposition des uns et des autres n'est pas inintéressante.

La liberté du commerce et de l'industrie et le principe d'intégration.

Le droit des I.C.P.E - un des premiers ensembles de normes d'inspiration environnementale - est par définition une atteinte permanente à la liberté du commerce et de l'industrie : le régime déclaratif ou d'autorisation est d'ailleurs en soi au moins une atténuation et parfois même une atteinte à cette liberté. A la question de savoir si une liberté peut- être soumise à autorisation préalable, le Conseil constitutionnel a pourtant répondu par la négative à propos de la liberté d'association (Cons. const., 16 juill. 1971 : AJDA 1971, p. 537, note J. Rivero). Même remarque, en simples termes d'atténuation cette fois, dans les régimes de surveillance et de sujétions (fumées, rejets, déchets etc...).

Mais la liberté du commerce et de l'industrie est-elle une norme de valeur constitutionnelle, et même encore une simple liberté publique ?

Nul doute que sous la IIIème République, si les objectifs de valeur constitutionnelle et leur « géniteur » avaient existés, le conseil constitutionnel aurait consacré la liberté du commerce et de l'industrie comme un tel objectif !

On ne peut pas concevoir en effet qu'au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'objectif de liberté du commerce et de l'industrie n'ait pas pu avoir la même reconnaissance que par exemple le pluralisme de la presse.

Mais en tous les cas, au XXIe siècle, ce principe est évidemment-en tous les cas du point de vue du droit national- en quasi désuétude, voire en perte de contenu : du principe reconnu par le Conseil d'Etat dans le premier quart du vingtième siècle (Conseil d'Etat 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers -S. 1931, 3, 73, concl. de M. P.L. Josse, note R. Alibert ) à la validité admise d'interventions municipales en vue de la satisfaction de besoins qui n'étaient plus strictement matériels, tels que la création d'un théâtre en plein air (CE, sect. 12 juin 1959, Synd. des exploitants de cinématographes de l'Oranie : Gaz. Pal. 1959, 2, 311 ; AJDA 1960, p. 85, concl. Mayras) ou d'un service de consultations juridiques gratuites (CE, sect. 23 déc. 1970, Préfet. du Val-d'Oise et min. int. c. Cne de Montmagny : Rec. Cons. d'Et. p. 788 ; Dr. adm. 1971, n. 38) ou enfin d'une piscine municipale améliorant simplement l'initiative privée(CE, sect. 23 juin 1972, Sté « La Plage de la forêt » : Rec. Cons. d'Et. p. 477 : AJDA 1972, II, p. 462, n. 53 et I, p. 452, observ. Labetoulle et Cabanes ; Rev. dr. publ. 1972, concl. Antoine Bernard), la Haute Assemblée - sans parler de la loi du 2 mars 1982 institutionnalisant précairement l'interventionnisme économique - a fortement dilué le contenu de cette liberté naguère importante! (Il est vrai que du point du droit de l'Union européenne, cette perte de contenu est moins flagrante !).

De la sorte, il est évident que le principe d'intégration, exprimé dans la charte constitutionnelle en termes généraux de devoir (Notamment à l'article 2 : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement », mais aussi implicitement au travers des différentes Lois « Grenelle » I et II), s'est engouffré dans le constitutionnel laissé par ce grand principe du XIXe siècle qu'était la liberté du commerce et de l'industrie.

Le droit de propriété et les principes de précaution et de réparation.

Le sacro-saint droit de propriété, protégé pourtant par l'article 2 (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ») et l'article 17(« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. ») de la déclaration des droits du citoyen du 26 août 1789, intégrée au bloc de constitutionnalité par le préambule de la constitution du 4 octobre 1958, est par principe contrarié par le droit de l'environnement en général et par les principes de précaution (Article 5. Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage) et de réparation (Article 4. Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, dans les conditions définies par la loi).

Or l'on oublie souvent qu'en droit français, c'est un droit théoriquement absolu (« droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » (C. civ., art. 544)

Ainsi par définition les principes environnementaux sont contradictoires de l'exercice absolu du droit de propriété.

Le principe de précaution impose par exemple au propriétaire des sujétions qu'il ne s'imposerait pas naturellement dans la plénitude de son droit de propriété.

De même dans une sorte d'irrespect sémantique le principe du pollueur payeur est devenu un temps et jusqu'à récemment et non sans résistance des juges celui du propriétaire non pollueur responsable, parce qu'il fallait un responsable facile à poursuivre et le dernier propriétaire est évidemment aisément identifiable, quand l'exploitant, à l'origine de la pollution, avait disparu. Pendant de longues années le droit d'une jouissance absolue et pérenne de sa propriété était directement contredit par un principe environnemental (Différentes Cours administratives d'appel conformément aux positions de l'Administration, avaient un temps admis que des remises en état de sites pollués s'appliquaient au propriétaire d'un site où avait été exploitée précédemment l'installation classée (CAA Paris, 14 juin 1994, SCI Les Peupliers, n° 93.851 : BDEI 1995 p. 13 à 16), CAA Lyon, 10 juin 1997, Zoegger : Dr. env. sept. 1997, p. 9). Mais, par deux arrêts rendus, le Conseil d'État affirma que le propriétaire ne pouvait, par cette seule qualité, faire l'objet des mesures de remise en état des installations classées (CE, 21 févr. 1997, n° 160 250, SCI Les Peupliers : JurisData n° 1997-050187. - CE, 21 févr. 1997, Ministre de l'Environnement c/ SA Wattelez : Dr. env. avr. 1997, p. 15)).

Certes l'opposition directe a disparu grâce à la Haute assemblée , mais cette opposition d'esprit entre droit de l'environnement et droit de propriété persiste dans les textes législatifs fondateurs eux-mêmes (La loi du 10 juillet 1976, relative à la protection de la nature (Loi 76-629 du 10 juillet 1976 (J.O 13 juillet 1976. 4203) est par principe une entrave au libre exercice du droit de propriété : l'étude d'impact préalable à une autorisation de travaux viole par nature la liberté du propriétaire. La loi du 3 janvier 1986 en matière de protection du littoral(Loi 86-2 du 3 janvier 1986, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral), codifiée à l'article L 146-4 du code de l'urbanisme porte une atteinte directe au droit de construire par la fameuse bande des cent mètres (le nouvel article L 146-4 du code de l'urbanisme, tel qu'il résulte de la loi dispose que "en dehors des espaces urbanisés, les constructions ou installations sont interdites sur une bande littorale de cent mètres à compter de la limite haute du rivage ou des plus hautes eaux pour les plans d'eau intérieurs...".) De même l'article L 146-6 du même code réglemente sévèrement les constructions routières nouvelles (Distance minimale de 2000 mètres du rivage, interdiction des routes de plage ou de corniche...), privant les propriétés riveraines de la mer d'un accès direct. La loi « montagne », la loi sur l'eau pourraient tout aussi bien illustrer cette évidence. Ainsi les principes majeurs comme les lois spécifiques du droit de l'environnement vont dans le même sens d'un affaiblissement des droits des propriétaires privés), et l'intervention des articles quatre et cinq de la charte constitutionnelle a changé la donne en opposant directement des normes de même valeur (Cette atteinte de l'environnement au droit fondamental de propriété n'est pas réellement spécifique au droit de l'environnement : les atteintes successives à ce droit de propriété -pourtant fondamental à l'époque de la Révolution- en ont fait un droit mineur en comparaison des intérêts collectifs liés au « foncièrement correct », dans ce que la « pensée unique » foncière voit du déport entre propriété privée et biens collectifs : permis de construire, de démolir, de lotir , droits de préemption, procédure d'expropriation, plan d'urbanisme, schéma directeur, sous couvert de l'intérêt général ont, petit à petit, transformé le contenu réel du concept de propriété. Ce processus a précédé le droit de l'environnement : les célèbres conclusions BRAIBANT sur la non moins célèbre jurisprudence « Ville nouvelle est » étaient édifiantes et montraient une définition déjà beaucoup plus collective de la notion de propriété à défendre).

Dans ces conditions, l'histoire du droit individuel de propriété est celle d'un affaiblissement proportionnel à l'émergence et à l'augmentation des droits collectifs au regard de la même propriété foncière.

La liberté d'aller et venir et l'ensemble des prescriptions constitutionnelles environnementales.

La liberté d'aller et venir n'a jamais certes fait l'objet d'aucune reconnaissance explicite en droit écrit français. Mais le Conseil constitutionnel affirme que « la liberté d'aller et venir est un principe constitutionnel » (Déc. 12 juill. 1979, dans l'affaire des « ponts à péage » : AJDA 1979, p. 46), comme la Cour de cassation statuant dans des affaires relatives à des mesures de refus ou de retrait de passeport (Cass. 1re civ., 28 nov. 1984, 1re esp. Bonnet c. Trésorier principal de Boulogne-Billancourt; 2e esp. Trésorier principal du XVIe arrondissement de Paris c. Litzman : JCP86GII, 20600, note M. Lombard ; D. 1986, 316, note Ch. Gavalda ; Rev. fr. dr. adm. 1985, p. 760, concl. M. Sadon), ou encore le Tribunal des conflits (Trib. conflits 9 juin 1986, Préfet, commissaire de la République de la région Alsace c. Colmar ; Bruno Eucat c. Trésorier payeur général du Bas-Rhin : AJDA 1986, n. 91, p. 456, chr. M. Azibert, M. de Boisedeffre, p. 428 ; Rev. gén. dr. int. publ. 1988, 3, p. 739, observ. Charles Rousseau ; Rev. dr. publ. 1987, p. 1073, note J. Robert et p. 1082, concl. Mme Latournerie ; JCP 87GII, 20746, note B. Pacteau), et enfin le Conseil d'Etat (CE 8 avril 1987, min. int. et décentr. c. M. Peltier : Rec. Cons. d'Et. p. 128, concl. M. Massot ; JCP 87GII, 20905, observ. M. Debène ; Rev. fr. dr. adm. juill.-août 1987, p. 608, note B. Pacteau ; Rev. adm. mai-juin 1987, p. 237, note Ph. Terneyre. - 4 mai 1988 : Gaz. Pal. 1989, 1, somm. 148 ; Rev. fr. dr. adm. 1989, p. 198) qui font tous référence à « la liberté fondamentale d'aller et venir ».

À l'évidence, l'ensemble des principes constitutionnels environnementaux sont susceptibles de porter atteinte à la liberté d'aller et venir : le « droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (article premier de la charte) s'accommode mal des trafics routiers et a fortiori aériens en pleine croissance, le «devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement » (article deux) est-il compatible avec la liberté d'aller et venir sans limite, par les modes de transport les plus coûteux et surtout les plus attentatoires aux énergies fossiles et à l'environnement ? Le principe de précaution (article 5), dans l'incertitude des effets sur la santé publique des pollutions liées aux moyens de communication fondés sur le pétrole, est-il compatible avec la liberté précitée ? Un développement durable (au sens de l'article six de la charte) permet-il réellement une telle utilisation abusive de la liberté d'aller et venir en avion comme en véhicules à moteur ?

Le droit de l'environnement est à l'évidence une entrave partielle permanente - comme il y a des incapacités partielles permanentes (I.P.P) - à cette liberté : seuils de pollution et interdiction de circulation automobile, voies piétonnes, couloirs réservés etc...

Une des constantes de ces trois exemples de vieux droits constitutionnels est de relever d'une approche individuelle et sans doute en cours de désuétude, alors que les principes collectifs nouveaux du droit constitutionnel de l'environnement apparaissent en pleine croissance.

Ne pourrait-on alors concevoir que loin de s'opposer - alors qu'ils sont contradictoires - anciens droits individuels de nature constitutionnelle et nouvelles normes collectives environnementales de valeur constitutionnelle se concilient parce que les dernières remplissent le vide laissé par la nécrose -ou « peau de chagrin » pour les amateurs de littérature balzacienne - des anciennes libertés individuelles.

Sans opposition, la conciliation s'opère naturellement et, la nature juridique ayant horreur du vide, les nouvelles normes anciennes environnementales ont remplacé la disparition partielle d'assiette des anciennes.

B) l'hypothèse de l'éclipse la vieille règle démodée par la nouvelle norme

Les nouvelles normes constitutionnelles environnementales peuvent également être opposées à d'anciennes normes constitutionnelles, pourtant apparemment de même nature, parce que collectives elle aussi.

La confrontation n'en est que d'autant plus intéressante ; si les vieux principes individuels de 1789 peuvent paraître parfois désuets au regard des nouveaux principes collectifs environnementaux, certains droits fondamentaux, consacrés à l'occasion du préambule de 1946, sont en effet aussi, d'inspiration collective, et ne sauraient être considérés comme tombés en désuétude ou a fortiori vidés de substance.

Pourtant, ils ne sont plus à la mode et l'on peut se demander si les nouveaux principes constitutionnels, sans avoir aucune prévalence, ne seraient pas en train de les éclipser, à l'image des éclipses de lune ou de soleil.

Il s'agit des célèbres droits au travail et au progrès.

La charte constitutionnelle de l'environnement ne peut d'ailleurs les ignorer, puisque l'article six de la charte, relatif au développement durable, affirme sans doute un peu rapidement l'hypothèse d'une conciliation :

« les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. »

Cette affirmation formelle d'une conciliation ne cache-t-elle pas en réalité une certaine gêne du constituant à l'égard de principes relativement récents et pourtant peut-être démodés.

Le droit au travail

Ignoré à la Révolution, âprement débattu, contesté notamment par Thiers et Tocqueville, en 1848, le droit au travail n'apparaît constitutionnellement que dans le Préambule de 1946 qui dispose que « 5. Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi » et internationalement dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (Adoptée par l'assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 à Paris) (Article 23 « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »).

Or le principe de développement durable, consacré constitutionnellement par l'article six de la charte de l'environnement, comme ceux de décroissance rationnelle, d'économie des ressources, sont nécessairement un frein au plein emploi.

Certes, on ne peut pas considérer qu'il y ait incompatibilité manifeste entre développement durable - tel qu'il est conçu en occident, c'est-à-dire dans une logique d'interdiction ou de limitation drastique des entreprises polluantes ou attentatoires aux ressources énergétiques de la planète- et droit à l'emploi, car les prescriptions ou restrictions environnementales fondées sur le principe constitutionnel de développement durable ne visent jamais directement le droit à l'emploi.

Toutefois, sans reprendre le célèbre slogan anti environnementaliste d'une centrale syndicale nationale selon lequel « les bonnes cheminées d'usine sont celles qui fument », parce qu'elles révèlent une activité industrielle pourvoyeuse d'emplois, il est certain que sur une génération, un nombre considérable d'emplois, dans certains secteurs de l'industrie (on citera pour exemple la chimie ou l'industrie du béton) ont disparu totalement de l'Hexagone à raison des normes environnementales. Elles sont toutes relocalisées dans des pays où le développement durable n'a pas valeur constitutionnelle.

Mais s'il est atténué et même contredit, le droit à l'emploi n'est pas directement violé par les principes de développement durable, puisque ce dernier se contente de l'éclipser.

Le droit au progrès

Présent implicitement dans le préambule de 1946(« 10. La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement 11. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ») le droit au progrès n'est pas expressément reconnu par le bloc de constitutionalité français, mais la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 le proclame en son préambule (« Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ») comme à l'article 25 (« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté »).

Or en société de consommation, le droit au progrès c'est le droit de consommer le progrès technologique et il est antithétique des principes environnementaux, et notamment du développement durable visé à l'article six de la charte constitutionnelle.

Le droit de posséder et d'utiliser plusieurs téléphones cellulaires par personne, d'être isolé à moindre coût par de l'amiante, de manger de la viande bovine à bon marché ou des poulets d'élevages à des coûts dérisoires sont contradictoires du principe de prévention ou à défaut de précaution.

On pourrait alors s'interroger sur le contenu même de ce droit au progrès qui dans nos sociétés occidentales - pleines précisément déjà de ce progrès - est démodé. Pour les pays en voie de développement, le droit au progrès c'est le droit à la consommation, exprimé dans ce qui constitue pour nous des excès (voiture gloutonne d'énergie fossile et composée d'éléments non recyclables, utilisation systématique des transports aériens, sur utilisation obsessionnelle des instruments électroniques télévisuels ou téléphoniques ou encore informatiques ...).

Il ne serait pas incohérent dans ces conditions, pour un citoyen occidental de revendiquer le droit au progrès, dont les modalités seraient le droit au « Quatre-quatre » ou au Smartphone.

En réalité, la question ne se pose jamais en termes de procédure car l'on n'oppose pas actuellement droit au progrès et droit au développement durable : le premier est assurément démodé, sinon « ringard » alors que le second procède de toutes les industries, de tous les diplômes universitaires toutes disciplines confondues et de tous les partis politiques. Le « développement durable » est assurément à la mode.

Dans ces conditions, le droit constitutionnel de l'environnement, loin de s'opposer au droit à l'emploi comme au droit au progrès, se contente de les éclipser tout simplement, se substituant partiellement à eux sans pour autant les détruire.

Il n'y a pas prévalence, mais superposition, et superposition temporaire, si l'éclipse se termine.

C) L'hypothèse où la nouvelle norme ignore les vieilles règles qu'elle bafoue :

Un troisième mode de résolution - par omission- des conflits est peut-être aussi l'ignorance pure et simple de la vieille norme par la nouvelle.

Ce qui vient d'être dit précédemment résulte de l'évidence : il ne saurait être contesté que les principes environnementaux portent atteinte à certains droits de l'homme fondamentaux (propriété, liberté d'aller et venir, du commerce et d l'industrie, travail, progrès).

Comment est -il possible que dans un monde occidental qualifié souvent de « droit de l'hommiste » - au sens Térencien (« summum jus summa injuria » (in L'Heautontimorroumenos))- ces atteintes ne soient pas relevées et violemment critiquées ? Pourquoi des voix ne s'élèvent-elles pas au nom de la propriété, du progrès, du droit au travail ?

Une hypothèse pourrait être de se demander si ce paradoxe ne viendrait pas du simple fait que les principes environnementaux aujourd'hui de valeur constitutionnelle incontestable, porteraient aussi atteinte aux plus fondamentaux des droits de l'homme, la liberté de penser et d'exprimer ses pensées ?

Affirmées dès la déclaration des droits de l'homme de 1789, la liberté d'opinion (« Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ») et celle d'expression (« Art. 11 La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ») font pourtant partie de notre incontestable patrimoine constitutionnel.

L'idée serait qu'il existe une pensée unique environnementale, une sorte « d'environnementalement -environnement mental ( ?)- correct ».

Et de fait, a-t-on aujourd'hui le droit de remettre en cause le principe de précaution ? Peut-on critiquer le « développement durable » au profit d'un développement « immédiat » ? A-t-on le droit de remettre en cause en France le principe de la valorisation seulement énergétique ?

Les articles 2 (Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement) et 3 (Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences) (devoirs environnementaux) de la charte constitutionnelle imposent même un comportement, voire une adhésion officielle du citoyen aux principes environnementaux.

Juridiquement - sous la réserve des effets réels de la loi Grenelle II, exécution directe du principe d'intégration - il est toujours possible de considérer que ces articles de la charte n'ont pas d'effet immédiat et direct sur les libertés individuelles, mais pragmatiquement ? Un candidat aux grands concours pourrait-il développer des thèses « déviationnistes » en matière environnementale ? Quel candidat à une élection serait assez fou pour ne pas être pour l'environnement voire l'écologie ? Quel fonctionnaire, en termes de carrière administrative - à l'exception des enseignants-chercheurs ou au moins du corps des Professeurs - se sent assez libre aujourd'hui - pour ne pas aller dans le sens des grands principes ?

Pourquoi ces interdits ? Sans doute dans le passage d'une éthique individualiste à une éthique collective. On a parfois dit que le code civil était le petit livre rouge - par allusion à un éditeur juridique connu- de la ... « bourgeoisie ». Il est vrai en tous les cas que les droits de l'homme sont à l'origine individuels (Ainsi, pour ne reprendre qu'un exemple, la liberté d'aller et venir était pour le Doyen Hauriou la première des « libertés civiles » figurant parmi « les vieilles libertés fondamentales de l'ordre individualiste » , C'est dans la tradition libérale, que la possibilité d'aller et venir est une faculté naturelle, inhérente à la vie, qu'elle soit appelée « liberté de déplacement » (J. Rivero, Libertés publiques, Thémis 1983, vol. 2, p. 108), « liberté de mouvement » (J. Robert et Jean Duffar, Libertés publiques et Droit de l'homme, 4e éd., Précis Domat, éd. Montchrestien, 4e éd. 1988, p. 317) ou « liberté locomotrice » (Rossi, cité par C.A. Colliard, Libertés publiques, Précis Dalloz, 5e éd. 1975, p. 285) elle constitue « sans doute un droit naturel » (J. Robert, 3e éd. op. cit. p. 364), mais c'est un droit naturel ...individuel !). Or le droit de l'environnement, comme beaucoup de principes constitutionnels récents, est d'inspiration collective ; la société pense pour l'individu et lui impose des prescriptions qui sont aussi des restrictions (port de la ceinture, port du casque, interdiction de fumer, de consommer de l'énergie, de polluer l'air ou l'eau ou la terre...)

Mais est-il concevable aujourd'hui de poser à quelque juridiction que ce soit, y compris le conseil constitutionnel, l'obligation d'un arbitrage entre courants de pensée sociétaux actuels (les préoccupations d'environnement) et les fondements mêmes de notre société juridique (les droits de l'individu !) ?

Le juge, quel qu'il soit, est nécessairement à l'écoute de la société sur laquelle il exerce son office et il existe incontestablement aujourd'hui une «pensée unique » ou un politiquement correct qui ne permettent pas d'opposer réellement les vieux droits individuels aux nouveaux droits collectifs « à la mode ».

Dans ces conditions, feindre de ne pas voir, c'est-à-dire complètement ignorer les anciens droits plus ou moins mis à mal par l'application des nouvelles normes constitue une solution à tout le moins compatible avec la stabilité de notre société.

Le fait de ne pas voir, ou de feindre de ne pas voir, comme le célèbre héros du livre de science-fiction « Martiens go home » est sans doute le moyen le plus efficace d'assurer une prévalence de fait (Dans « martiens go Home », de Frederic BROWN (1955 Gallimard), le héros, Luke Devereaux, est le seul à ne pas voir les martiens qui ont envahi le monde ; il les ignore à leur grand agacement et au bout du compte les martiens... disparaîtront, puisque n'existant plus dans la pensée de ce héros, ils n'existeront plus réellement).

En conclusion, nous pensons que la question à venir, au titre de l'article 61-I de la constitution, des conflits entre normes constitutionnelles nouvelles environnementales et les anciennes normes constitutionnelles imposera au Conseil constitutionnel de revisiter les règles de résolution des conflits entre normes de même valeur : la conciliation n'a pas réellement d'effet utile et la prévalence théorique apparaît impossible. Ce sont donc des variantes qui paraissent pouvoir s'imposer : quand la norme ancienne a perdu de sa substance, la norme nouvelle peut remplir le vide qu'elle a laissé (propriété, liberté d'aller et venir, liberté du commerce et d'industrie). Quand la norme ancienne, sans avoir perdu de sa substance, est simplement démodée, peut-être d'ailleurs provisoirement, la norme nouvelle pourra se contenter de l'éclipser en se superposant à elle et en faisant ainsi disparaître une partie de la « surface » de l'ancienne norme (droit au travail, droit au progrès). Enfin, quand la norme ancienne ne peut à raison de son caractère essentiel ni perdre de sa substance, ni être démodé, seule son ignorance par la nouvelle norme permet une coexistence juridique, significative il est vrai d'une prévalence de fait de la nouvelle norme.

L'absence de facilités procédurales pour confronter en droit français deux normes de valeur constitutionnelle aidait sans doute ces modes de résolution non juridictionnelle des conflits de normes constitutionnelles.

Le développement de la question prioritaire de constitutionnalité pourrait dans l'avenir bouleverser la sérénité de nos normes de valeur constitutionnelle et ne pas se satisfaire de nos trois hypothèses de refus de conflit ouvert.

Publié le 12 juin 2012