Le cerveau noir d'Anatole France

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Leçon sur le pouvoir, Le cerveau noir d’Anatole France1

Par Manuel GROS

Professeur à l’Université de Lille2

La première approche des rapports d’Anatole France avec le Pouvoir semblerait le désigner à l’évidence comme un modèle de conformisme. Qui n’a pas été, ou conduit ses enfants, comme c’est notre cas, dans une école publique « Anatole France », comme il en existe des centaines en France. La lecture de son cursus honorum est édifiante : légion d’honneur, Académie française, prix Nobel de littérature. A première lecture Anatole France devrait avoir nécessairement un rapport docile, académique voire complice avec le pouvoir.

En lisant entre les lignes du temps cependant, tout n’est pas si simple : Paul Valéry, successeur au fauteuil d’Anatole France à l 'Académie française, en 1925, ne prononcera pas lors de son discours de réception, une seule fois, contrairement à tous les usages, le nom de son prédécesseur dans l’éloge obligé qu’il devait fournir, dans un discours à double sens. En 1922, l’ensemble de ses œuvres fait l’objet d’une condamnation papale2.Quant à France lui-même, il « rend » sa légion d’honneur en juillet 1898 par solidarité avec Zola à qui on la retire. 

Anatole France, en son rapport au Pouvoir, est beaucoup plus complexe que l’image d’Epinal de  nationaliste littéraire loué par les monarchistes maurassiens, de communiste de la première heure, salué à sa mort par Marcel Cachin dans l’Humanité3, comme « venu à l'intelligence de la solution communiste par le chemin de la démocratie formelle » ou encore « d’exécrable histrion de l’esprit (représentant) l’ignominie française (…) âne officiel ..»4. Ce serait un « sceptique passionné » selon les auteurs confirmés5, qui n’hésitent pas à voir en lui des pulsions anarchistes6.

La complexité, la passion exprimée et ressentie par les adeptes comme par les détracteurs de France à raison de l’apparent non sens de ses revirements politiques et à l’égard des institutions, nous ont immédiatement suggéré, pour le sous titre de la présente leçon sur le pouvoir, un parallèle avec les célèbres  carceri  du graveur Piranèse7, sans sens précis , dont les escaliers ne mènent nulle part, où il n’y a pas de prisonniers, mais qui impressionnent notre imaginaire. Cet imbroglio politique, ce « cerveau noir » ressenti au fil de l’œuvre et surtout de la vie d’Anatole France peut-il être domestiqué, rationalisé, justifié ? Telle sera notre tentative.

Pour revenir sur le qualificatif qui lui est le plus souvent attribué de « sceptique passionné », on peut se demander en effet si le rapport avec le pouvoir chez Anatole France n’a pas connu deux périodes antagonistes mais complémentaires ; celle d’un conformisme mais sceptique (I), et celle d’une passion dans le rejet anarchiste (II).

I. Anatole France et le conformisme sceptique (1866-1890).

C’est incontestablement dans la première partie de sa vie et de son œuvre qu’Anatole France semble avoir une relation « normale », c’est-à-dire d’acceptation voire de soumission, avec le pouvoir. D’abord assez naturellement républicain, dans une opposition démocratique à l’Empire autoritaire, il sera sans doute tenté peu de temps par l’empire libéral et donc la monarchie.

A. Une première tendance républicaine ?

On sait qu’Anatole France fut élevé dans la librairie quai Malaquais ouverte par son père, ancien sous officier légitimiste qui démissionnerait au lendemain de la révolution de 1830.

L’esprit critique ambiant, la lecture d’ouvrages sur la révolution française, ne pouvaient le conduire dans un premier temps qu’à concevoir, tout en le respectant, le pouvoir comme démocratique.

A cette époque, ce qui est sur, est qu’il n’aime pas l’Empire. Comme le relève André Vandegans8, en 1866 «  à l’aube de l’empire libéral, il se jette dans l’opposition républicaine9 » 

Il se moque de l’expression théâtralisée du pouvoir impérial: «  Nous ne contestons pas à l’Empereur Napoléon III le droit d’accabler ses effigies sous la cuirasse à pectoraux de Néron et sous les cnémides à mufles de Caligula, mais l’effet d’un pareil travestissement exposé en lieu public serait trop risible.. . Laissons les cuirasses d’airain aux musées et les lauriers aux jambons. »10.

On ne peut s’empêcher de penser que cette opinion de 1868 d’Anatole France est une sorte de préfiguration de son futur « marxiste »(cf. infra en II), quand on songe à cette comparaison avec les musées, et la formule célèbre du Manifeste du parti communiste sur l’Etat, c'est-à-dire "la machine étatique", elle aussi « reléguée au musée des antiquités, comme le rouet et la hache de bronze ».11

En mars 1869, il entre à la Vogue parisienne12, journal très modéré à qui « un républicain ardent ne donnerait sans doute de la copie »13. Pourtant, toujours en 1869 il collabore également dans Le Rappel, journal révolutionnaire, relai de l’Internationale, en sa section parisienne.

Mais le clivage entre les républicains et les révolutionnaires à l’automne 1869 conduit Anatole France à trancher ; « à ce moment, il cesse de collaborer au Rappel. Au contraire, il continue d’écrire à la Vogue revue parisienne dont la tendance s’est nettement précisée(…) (en 1870) La Vogue est devenue un organe de droite14 ». Ce spécialiste de France poursuit « en y collaborant, France prouve non seulement, qu’il est plus éloigné que jamais des révolutionnaires, mais encore qu’il s’est séparé des républicains modérés. ». C'est-à-dire …qu’il n‘est plus de gauche, mais après l’avoir été un peu et sachant qu’il le redeviendra, plus radicalement encore.

Entre temps, il manifestera une opinion radicalement contraire à l’égard de l’Empire.

 

B. Une attirance monarchiste ?

Anatole France acquiert on le sait la notoriété avec "Le crime de Sylvestre Bonnard" en 1881. Est-il alors moins écorché, plus serein dans sa perception d’un pouvoir qui lui permet de s’exprimer (Empire libéral) voire le reconnait ?

Par ailleurs, initialement détaché des problèmes politiques, au fil des ans, il s'intéresse de plus en plus à ces derniers 

Anatole France serait-il de droite à cette époque là ? On peut le penser, car comme le rappelle sa plus grande spécialiste pour évoquer son anarchisme (Cf. infra en II), il était à l’origine un conservateur15.

Il plaira en tous les cas à une droite littéraire et nationaliste en tout comme il l’est seulement en matière littéraire, droite monarchiste par exemple au travers de l’empathie que Maurras aura pour lui16.

Sans doute cette période monarchiste ou à tout le moins autoritaire vient elle de son rejet, déjà, de la République et de ses vicissitudes, auquel il préfère un moindre mal, l’autorité blasée du Prince. Trois ans pourtant après sa désillusion de la Querelle du "Disciple"17, il écrit encore : « Dans une démocratie, disait Monsieur l'abbé Coignard, le peuple est soumis à sa volonté, ce qui est un dur esclavage (…) car la volonté commune ne se trouve que peu ou point dans chaque personne, qui pourtant en subit la contrainte toute entière. Et le suffrage universel n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui apporta le Saint Chrême dans son bec. Je crains un empire dans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république. Et, puisqu'il faut être mal gouverné, je préfère des princes et des ministres chez qui les premières ardeurs sont tombées18».

Pire, il aura même été préalablement un admirateur de Napoléon III. Il aurait écrit, sous la signature explicite de « France » le 7 janvier 1870, dans La Vogue parisienne, une ode intitulée « Napoléon III, qui est un « stupéfiant éloge de l’Empereur 19». Le poème est précédé de deux vers de Corneille justifiant le pouvoir divin :

« Les changements d’Etats que veut l’ordre céleste

Ne coûtent point de sang, n’ont rien qui soit funeste »

Le poème lui –même est édifiant, parlant de Napoléon III :

«Il va, tranquille et fort comme Dieu qui le pousse,

Les deux pieds sur le roc et le front plein de ciel.

Pacifique soldat, il a la force douce

D’un moteur providentiel.

Ses moyens sont profonds comme les destinées, 

Et son intelligence a l’éclat de sa foi ;

Il redescend vers nous des cimes étonnées

Avec les tables de la Loi.

Esprit harmonieux, il règle l’harmonie ;

C’est pour tout conserver qu’il sut tout retenir.

La France qui pensa quinze ans par son génie,

Regarde calme l’avenir. »

Anatole France a-t-il réellement écrit ces (mauvais) vers ? Si la chose a pu être discutée par la suite20, il est clair qu’à partir de cette époque, il n’est plus républicain, et que ce n’est pas la Commune de Paris, qui le conduit au conservatisme21. Ce « glissement vers la droite » durera vingt ans de 1869 à 1890, et France n’abandonnera son « opportunisme conservateur 22» qu’après l’échec du boulangisme, les attaques des Jésuites contre "Thaïs" et l’attitude de la droite lors de la querelle du Disciple.

Toute la première partie de la vie politique d’Anatole France a été une longue période de respect de l’autorité, non sans contradictions, mais avec en tous les cas une certitude de la nécessité de ce pouvoir politique organisé, qu’il soit républicain ou monarchiste, de gauche ou de droite.

Ce relatif long fleuve tranquille du conformisme allait se transformer en véritable torrent rebelle de façon aussi brutale que définitive.

 

II. Anatole France et l’anarchisme passionné : (1894-1924)

Dès 1893 Anatole France tombe dans le pessimisme et la déception. Même la Révolution – qu’il étrillerait d’une autre façon dans "Les Dieux ont soif" vingt ans plus tard– n’a guère d’excuse ni de mérite à ses yeux, car elle n’a conduit qu’à une démocratie incohérente. Dans "Les opinions de M. Jérôme Coignard", qualifié par Marie-Claire Bancquart, de «livre à clefs, premier livre dans lequel France, écœuré par le scandale de Panama, laisse éclater le mépris dans lequel il tient les meurs et la politique de son temps »23, il rejette « La prétendue démocratie issue de la Révolution (qui) n’a réussi qu’à établir avec toutes les violences et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections24 »

Il va même plus loin : « Dans une démocratie, disait Monsieur l'abbé Coignard, le peuple est soumis à sa volonté, ce qui est un dur esclavage (…) car la volonté commune ne se trouve que peu ou point dans chaque personne, qui pourtant en subit la contrainte toute entière. Et le suffrage universel n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui apporta le Saint Chrême dans son bec. 
 Je crains un empire dans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république.25».

Ce rejet de la République pire que la Monarchie est souvent révélateur d’un réel virage à gauche. Ce sera le cas pour Anatole France, qui après une première attirance pour le collectivisme organisé, tranchera pour un réel négativisme anarchiste.

 

A. L’attente socialiste

En cette période dreyfusienne, Anatole France n’aime pas grand monde et en particulier l’Administration, au service du pouvoir, mais sans réelle conviction ou passion : « Au reste, ces changements prévus ne le surprenaient jamais. Sa politique administrative était toute fondée sur cette considération que les ministres passent. Il s’étudiait à ne jamais servir un ministre de l’Intérieur avec un zèle ardent. Il se défendait de plaire excessivement à aucun, et évitait toutes les occasions de trop bien faire. Cette modération, gardée pendant la durée d’un ministère, lui assurait la sympathie du suivant, prévenu de la sorte assez favorablement pour agréer ensuite le zèle médiocre, qui devenait un titre à la faveur d’un troisième cabinet. M. le préfet Worms-Clavelin administrait peu, correspondait brièvement avec la place Beauvau, ménageait les bureaux, et durait. »26.

Il n'est plus (s'il l'a jamais été), républicain, la république n'étant qu'en apparence moins corrompue que la monarchie: "La république... la corruption sans doute y paraît plus grande que dans les monarchies. Cela tient au nombre et à la diversité des gens qui sont portés au pouvoir 27.  »

Il commence à remettre en cause, même à titre personnel, l’ordre établi quand en juillet 1898 il rend sa légion d’honneur après que l’on eut retiré celle d’Emile Zola. Il refuse même de siéger à la Coupole de 1900 à 1916.

C’est en ces moments qu’il semble plus attiré par le socialisme28 en participant à la fondation de la Ligue des droits de l’homme, dont il rejoint le comité central en 1904. Il deviendra un proche de Jean Jaurès et préside le 27 décembre 1904 une manifestation du parti socialiste français au Trocadéro où il prononce même un discours. Il s’engage alors pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), pour les droits syndicaux, contre les bagnes militaires et même la « Barbarie coloniale » (meeting de 1906). 

Il est alors un vrai socialiste au sens de l’Internationale socialiste et donc d’une forme de rejet de l’Etat nation. Il est vrai qu’au début de la guerre de 1914, il écrit des textes guerriers et patriotes, qu’il regrettera très vite, mais militera en tous les cas en faveur d’une paix d’amitié entre français et allemands, ce qui lui vaudra des lettres d’insultes et des menaces de mort. En tous les cas il est contre le Traité de Versailles de 1919, signant la protestation du groupe « Clarté » intitulée « contre la paix injuste »29.

Son marxisme devient incontestable dans sa collaboration, dès sa création, à l’Humanité, en publiant « Sur la pierre blanche » dans les premiers numéros.

Mais comme souvent chez France, la sérénité politique ne dure jamais longtemps, et s’il écrit encore en 1922 « un salut au soviets » dans l’Humanité de novembre 1922, il se dégage de la Section française du parti communiste issue du congrès de Tours en 1920 pour critiquer les premiers procès faits aux socialistes révolutionnaires. A partir de décembre 1922 il est exclu de toute collaboration aux journaux communistes : il est mûr pour la tentation anarchiste.

Deux ans plus tard, à sa mort en 1924, l’Humanité30 lui rendra un hommage vibrant, sous la forme de deux articles donnant une intéressante lecture prolétarienne de l’œuvre et de l’action de France. Mais cet hommage n’est pas dupe quant à l’appartenance de France au communisme : « Est-ce à dire qu'il était tout-à-fait des nôtres ? Non. Cet intellectuel de la grande ligne des Montaigne, des Voltaire, des Renan, ne pouvait concevoir dans toute son étendue la Révolution prolétarienne que, dans son amour pour la justice, il pouvait souhaiter » (Fernand Despres). Plus encore, l’Humanité n’adhère pas à sa critique de la Révolution française elle-même dans « Les dieux ont soif 31» : « Le même malentendu l'empêcha d'adopter comme un bloc la Révolution française dont certains épisodes tragiques et sanglants, qui furent à leur heure nécessaires, heurtaient sa sensibilité et son entendement de philosophe ».(Marcel Cachin). Il se trompa même en direct, du point de vue marxiste, sur la première Guerre Mondiale : « Plus tard, il méconnut les mobiles réels de la guerre impérialiste de 1914 » (Fernand Despres).

En fait, le vrai problème est que Anatole France n’est pas collectiviste et que « la perspective d’une société dans laquelle a triomphé le collectivisme n’est pas si attrayante pour France.32 » En fait il aime l’individu, l’individualisme et c’est pour cela qu’il aura des sympathies anarchistes.

 

B. Le refuge négativiste

Même collectiviste (la Commune de Paris, La révolution léniniste), à partir d’un moment, l’autorité ne constitue plus ni une nécessité, ni encore moins un modèle pour France.

Est-ce à dire que la tentation anarchiste touche Anatole France très vite, dès l’abandon du conservatisme en 1890. Selon Marie-Claire Bancquart33, la transition entre conservatisme et anarchisme ne connait pas d’intermédiaire : « encore a-t-il fallu qu’il passe, pour sympathiser avec une part de l’anarchisme, d’une position conservatrice à celle d’un révolté. ».

Dans "La révolte des anges" (1914) il écrit très clairement que le modèle autoritaire se sert de la peur et de l’insécurité

« On était alors dans une de ces périodes climatériques de la troisième République, pendant lesquelles le peuple français, épris d’autorité, adorant la force, se croit perdu parce qu’il n’est pas assez gouverné et appelle à grands cris un sauveur. Le Président du Conseil, ministre de la Justice, ne demandait pas mieux que d’être le sauveur espéré. Encore fallait-il, pour le devenir, qu’il y eut un péril à conjurer. Aussi la nouvelle d’un complot lui fut elle agréable ».

Cette idée qu’on qualifierait aujourd’hui de gauche de considérer que c’est par peur qu’on vote à droite et pour une personne charismatique ou autoritaire est un grand classique de la posture de rejet des hommes d’Etat providentiels, reste une constante de la pensée antisystème et a été créée contre le bonapartisme, reprise pour le gaullisme, et toutes les formes de personnalisation du pouvoir.

Anatole France n’a de toute façon aucune estime des hommes politiques. Dans "Les dieux ont soifs"34, même les héros de la Révolution sont méprisables, tel Marat (« Malgré certains bruits qu'on semait sur lui [Marat] comme sur tous les autres hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule : ils espéraient le gagner par des flatteries (...) ».) 

La démocratie, en tous les cas dans cette période révoltée d’après 1890, ne vaut guère mieux puisqu’elle suppose l’inculture politique du peuple souverain, car « L'ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes »35 et surtout parce qu’elle est assimilable à la ploutocratie36.

Il est prêt pour la tentation anarchiste, et est abonné à La Révolte, « organe communiste-anarchiste paraissant toutes les semaines ». Mais selon Marie-Claire Bancquart « ce n’est certes pas à une doctrine de l’action directe que s’intéressait France, mais comme beaucoup d’intellectuels de son temps, à un mouvement généreux des idées, qui constatait l’injustice des lois et de l’état social de la République, et appelait à un changement ».37

C’est en fait un anarchiste de négation et non de conviction : «Les théoriciens anarchistes (…) voulaient précisément aboutir à la destruction de toute société, et ils étaient suivis par des écrivains comme Bernard Lazare ou Octave Mirbeau. L’individu, libéré de toute entrave, se passerait de police et d’argent. La fraternité gagnerait. France n’ y croit pas du tout, estimant que l’homme est naturellement, non pas bon comme le croit Rousseau, mais doté d’instincts égoïstes et agressifs que la civilisation n’a que lentement réprimés 38» 

Mais a-t-il tous les éléments constitutifs du bon anarchiste ? Son rapport à l’Etat, critère majeur, est certes celui du dégout : « Il partage désormais39, avec nombre d’écrivains de son temps une sympathie pour ceux qui dénoncent l’état des meurs contemporaines et l’Etat tout court40 ». Mais est-ce l’Etat en principe ou l’Etat de la IIIème République ? Cela n’aurait pas le même sens ; France est un révolté, contre la société dans laquelle il vit, mais pas un anarchiste, contre toute société. Son rejet de l’autorité politique parait évident à certain, y voyant même une explication à son abandon du conformisme en 1890, « Acquis au non conformisme après la querelle du Disciple, il n’aurait certainement pas trouvé satisfaction dans une doctrine autoritaire 41». Mais ce refus n’est pas évident au regard cette fois de l’autorité - à tout le moins morale - tout court, car il aime les honneurs ; il est élu (et donc candidat) à l'Académie Française en 1896 et reçoit le Prix Nobel de littérature en 1921, qu’il accepte. S’il avait eu son mot à dire sur les obsèques nationales qui lui seront rendues, il n’aurait sans doute pas refusé !

Dans ces conditions, son anarchisme, qui n’est pas d’action, qui n’est pas systématique et absolutiste relève davantage du rejet que l’adhésion conceptuelle.

Anatole France ne sera donc jamais un anarchiste… académique.

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On peut en conclusion se demander si Anatole France est réellement incohérent dans son rapport avec le pouvoir et le politique ? Dans Le Lys rouge en 1894 il donne à la folie une vertu politique, en estimant que « Les grandes œuvres de ce monde ont toujours été accomplies par des fous42».

Selon André Vandegans43 «  la pensée politique d’Anatole France est moins cohérente qu’il ne semble ». Et cet auteur de constater la « combinaison de républicanisme contre Napoléon III mais aussi de bouffées réactionnaires, son  libéralisme (étant) très nuancé et (il lui arrive) de faire part de sentiments curieusement réactionnaires à cette fraction « orthodoxe » du Parnasse qu’il choquait tout à l’heure mais dont, en fait, il ne lui déplairait pas de gagner la sympathie. 44» 

C’est on le rappellera après la Querelle du Disciple et le scandale du Panama que France attaque en pamphlets toutes les institutions du temps. C’est en cela qu’il est sans doute anarchiste. Mais contrairement aux vrais anarchistes, il est sans doute persuadé que l'homme est naturellement mauvais, et concède le besoin d’institution. Ainsi, en 1914, au moment du regain de l'anarchisme, il proclame dans "La Révolte des anges" qu'il ne s'agit pas de détruire le régime, mais de modifier les hommes. Il révèle en fait sa nature profonde, celle du paradoxe, de l’antithèse, étant anarchiste et attaché aux institutions à la fois.

Ainsi, ce n’est pas en termes de droite et de gauche que se pose le parcours politique d’Anatole France, car il serait incohérent : gauche républicaine de 1866 à 1870, droite libérale puis napoléonienne de 1870 à 1894, gauche idéologique puis anarchiste à partir de l’Affaire Dreyfus et jusqu’a sa mort. Cela n’aurait guère de sens et le qualificatif de girouette lui reviendrait de droit.

En réalité, Anatole France n’est ni de gauche, ni de droite ; ni aile gauche, ni aile droite, mais ...oiseau45, cette nature n’ayant pas à s’expliquer.

Non, son rapport avec le pouvoir est à notre sens facile à comprendre autour de la fracture de la Querelle du "Disciple" (1890) définitivement achevée par l’Affaire Dreyfus (1894) : un conformisme conduisant à un respect du pouvoir en tant qu’institution (1866 – 1894) qu’une déception immense conduit à la négation de ce pouvoir, dans l’anarchisme de l’esprit (1894-1924).

Ce qui est original c’est que le schéma ordinaire de l’homme est une jeunesse rebelle et une maturité conservatrice. Anatole France fait le contraire, et s’éteindra dans le rejet absolu de tout pouvoir. Il est bien un « sceptique passionné46 » selon nos auteurs confirmés47, mais inversé, dirions nous. Sceptique dans la première partie de son chemin politique, ce qui est étonnant pour un « jeune » écrivain, passionné contre le pouvoir dans la deuxième partie de sa vie ce qui n’est pas non plus la règle pour un académicien48.

Pour terminer par un retour à Hugo, maître de l’antithèse jusqu’à sa mort49, Anatole France cultiva la construction d’une antithèse politique aboutie : celle d’un « cerveau noir », prix Nobel, académicien mais rebelle et anarchiste !

anatole France

 

1- Emprunt à Marguerite YOURCENAR « le cerveau noir de Piranèse » (in « Sous bénéfice d’inventaire » Gallimard 1962), elle-même s’inspirant de ce « noir cerveau » du génial graveur évoqué par Victor Hugo dans « Les contemplations » :

«  Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l'arche et le ciel, 
L'escalier, la tour, la colonne ; 
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
L'incommensurable Babel »
Les Mages, Contemplations (1856).

2- décret de la Congrégation du Saint-Office du 31 mai 1922, valant mise à l‘index librorum prohibotorum.

3- L'Humanité organe central du parti communiste français (S.F.I.C.), 16 octobre 1924..

4- Aragon 18 octobre 1924 « Avez-vous déjà giflé un mort » in Un cadavre – pamphlet collectif des surréalistes  (Philippe Soupault, Pierre Drieu la Rochelle, Joseph Delteil, André Breton, Louis Aragon).Les termes employés par Aragon sont incroyables d’insulte : « Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes s'émeuvent aujourd'hui d'une mort, posent au fronton de leurs écoles des plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de disparaître, car l'on n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui se soit tenu à cet extrême de l'esprit qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France. Qu'avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la négation même de l'émotion et de la grandeur ?

5- Marie-Claire BANCQUART, « Anatole France, un sceptique passionné », Paris Calmant Lévy 1984.

6- Marie-Claire BANCQUART, « L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France »- Revue d'histoire littéraire de la France-1999/3 (no 99) P.U.F, et André VANDEGANS « Anatole France et le second Empire » (revue belge de philosophie et d’histoire Tome 30, fascicule 3-4 1952 813-824).

7- Piranèse (Giambattista PIRANESI Architecte et graveur 1720-1778) et ses Prisons imaginaires (Carceri 1750), 

8- André VANDEGANS « Anatole France et le second Empire », précité

 9- Ibidem page 813.

10- Chronique de l’hiver, dans l’Amateur d’autographes, de novembre et décembre 1868, p. 331-332

11-  Karl Marx et Friedrich Engels « Le manifeste du parti communiste ». 1848

12- D’abord sous la signature de Camille d’Ivry, pour une série de Croquis féminins.

13- André VANDEGANS « Anatole France et le second Empire », précité page 820.

14- Ibidem page 821.

15- « Encore a–t-il fallu qu’il passe, pour sympathiser avec une part de l’anarchisme, d’une position conservatrice à celle d’un révolté ». Marie-Claire BANCQUART, L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France, précité page 405.

16- Charles MAURRAS, Anatole France politique et poète (A propos d’un jubilé) 1924.

17- Le Disciple : Roman de Paul Bourget, paru en 1889 : à sa sortie, deux parties vont s’affronter quant à cet ouvrage, d’un côté les partisans de la morale et de la tradition, de l’autre les tenants de la libre pensée. Anatole France est de cette deuxième tendance : « Je persiste à croire que la pensée a, dans sa sphère propre, des droits imprescriptibles et que tout système philosophique peut être légitimement exposé. Quiconque croit posséder la vérité doit la dire. Il y va de l’honneur de l’esprit humain. Les droits de la pensée sont supérieurs à tout. C’est la gloire de l’homme d’oser toutes les idées. Quant à la conduite de la vie, elle ne doit pas dépendre des doctrines transcendantes des philosophes » (Le Temps, 23 juin 1889). Brunetière lui répond violemment dans la Revue des Deux-Mondes(A Propos du Disciple », La Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1889). Cet article paraît dans le même temps que Thaïs, dans la même revue ; Thaïs était alors censurée partiellement ( passages supprimés), pour anticléricalisme susceptible de choquer les lecteurs traditionalistes de La Revue des Deux-Mondes. On peut penser que même avant l’affaire Dreyfus et le scandale de Panama, la « querelle du disciple » constitue un tournant des « options » politiques de France.

18- Les Opinions de M. Jérôme Coignard 1893 .

19- André VANDEGANS « Anatole France et le second Empire », précité, page 822.

20- André VANDEGANS pense (page 823) que tout plaide pour la réelle paternité du poème à Anatole France, outre la signature expresse « France » : « sa collaboration à La Vogue, ce qu’on sait de ses opinions, le style faible du poète politique. » Il pense même que l’aspect religieux, étonnant, s’explique par l’influence de Michelet et de Quinet sur Anatole France, a ce moment là.

21-  « Ainsi, contrairement à ce que l’on pensait, France n’a pas attendu d’être écœuré par la Commune pour grossir le rang des conservateurs. »(André Vandegans, ibidem page 824).

22- Ibidem page 824.

23- Marie-Claire BANCQUART, L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France précité page 404.

24- Ibidem.

25- Les opinions de Jérôme COIGNARD .1893

26- L'orme du mail 1897. 

27- Ibidem.

28- C’est-à-dire le communisme d’avant 1920, et la création d’un parti socialisme, la S.F.I.O (section française de l’internationale ouvrière), minoritaire, la S.F.I.C (section française de l’internationale communiste) étant majoritaire.

29- L’Humanité 22 juillet 1919.

30- L'Humanité organe central du parti communiste français (S.F.I.C.), 14 octobre 1924, sous la plume de Fernand DESPRES et 16 octobre 1924, sous celle de Marcel Cachin.

31- « Les Dieux ont soif », Calmann Levy, 1912

32- Marie-Claire BANCQUART, « L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France », précité page 409.

33- Ibidem page 405

34- Les Dieux ont soif – 1912

35- Ibidem.

36- « Il se nommait au ciel Sophar et gardait les trésors d'Ialdabaoth, grand amateur d'or et de pierres précieuses. Dans l'exercice de ces fonctions, Sophar contracta un amour des richesses qu'on ne peut satisfaire en une société qui ne connaît ni bourse ni banque. Son cœur brûlait d'un ardent amour pour le Dieu des Hébreux, auquel il demeura fidèle durant un long âge. Mais au commencement du XXe siècle de l'ère chrétienne, ayant jeté du haut du firmament les yeux sur la France, il vit que, sous le nom de république, ce pays était constitué en ploutocratie, et que, sous les apparences d'un gouvernement démocratique, la haute finance y exerçait un pouvoir souverain, sans surveillance ni contrôle. Dès lors, le séjour de l'empyrée lui devint insupportable. Il aspirait à la France comme à sa patrie d'élection, et un jour, emportant toutes les pierres fines dont il put se charger, il descendit sur la terre et s'établit à Paris ».La révolte des anges 1914.

37- Marie-Claire Bancquart – « L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France » précité page 404.

38- Ibidem page 405.

39- A partir la querelle du Disciple, en 1889, qui opposera France au dogmatisme de la « Revue des deux Mondes qui prônait le mensonge ou la dissimulation au nom de la morale publique.

40- Marie-Claire Bancquart – « L'anarchisme, élément d'une dialectique de la création chez Anatole France »- précité page 407.

41- Ibidem page 409.

42- On verra dans ce type d’opinion un exemple du modernisme de France. Dans son film « Viva la libertà » de 2014, tiré de son propre livre "Le Trône vide" (2012), Roberto Ando met en scène les vertus d’exaltation et d’entraînement politiques sur les citoyens du discours d’un fou, bipolaire mais génial, amené à remplacer provisoirement son frère jumeau, leader défaillant d’un grand parti politique italien.

43- André VANDEGANS « Anatole France et le second Empire », précité. page 817.

44- Ibidem.

45- « Je ne suis ni l’aile droite, ni l’aile gauche, je suis l’oiseau. » proverbe patagon, considéré comme repris à son compte par Antoine de Saint Exupéry, en réponse aux critiques faites en début de 1941, à sa nomination, sans qu’il en ait été informé, par Vichy en qualité de membre du Conseil national de Gouvernement. ( New York janvier 1941).

46- Ou un « spectateur engagé » comme le revendiquait pour lui-même Raymond ARON. « Le spectateur engagé » Julliard, 1981

47- Marie-Claire BANCQUART, Anatole France, « un sceptique passionné », précité.

48- Pour Marcel CACHIN (hommage à Anatole France in l’Humanité du 16 octobre 1924, précité, Anatole France n’est pas sceptique, mais passionné : « C'est qu'en réalité Anatole France n'était nullement sceptique. Il fut au contraire un politique passionné »

49- Avec des funérailles nationales…dans le corbillard des pauvres, le 1er juin 1885 !

Publié le 20 décembre 2016