Conflit entre normes constitutionnelles classiques et normes constitutionnelles environnementales

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Conciliation, prévalence, ignorance ?

Manuel GROS

Professeur à l'Université de Lille 2

Notre collègue Francis CABALLERO avait choqué en écrivant en 1983 « Le Conseil d'Etat ennemi de l'environnement » .

Nous avions heurté en 2004 les partisans d'un droit autonome de l'environnement avec un article sur « l'environnement contre les droits de l'homme ».

Nous sommes certains que l'esprit d'ouverture qui ne peut qu'animer un colloque sur les conflits de normes nous autorisera à émettre certaines hypothèses un peu iconoclastes.

En effet contrairement aux idées reçues, nous pensons que toute création d'une nouvelle norme, ou a fortiori d'un nouveau droit n'est pas sans effet sur les autres droits. Comme disait Lavoisier « rien ne se perd et rien ne se crée, tout se transforme » et la formule chimique est vraie juridiquement ; par un phénomène de vases communicants, ou de simple balance de Roberval, chaque création d'un nouveau droit atteint un ancien droit, au moins partiellement. Ainsi, du droit admettant la possibilité d'adoption d'un enfant par un couple homosexuel, qui pourrait n'apparaître que comme un droit supplémentaire - mais sans effet négatif- légitimement accordé aux homosexuels, se révèle peut-être porter atteinte aux droits de ...l'enfant adopté à avoir une éducation, une famille composée d'un binôme composé des deux sexes. Le droit des homosexuels - incontestable et apparemment sans grief - prive en fait l'enfant adopté de l'un de ses droits anciens.

Ce droit « ancien » peut parfois d'ailleurs ne se manifester qu'à la faveur de la création du droit nouveau : ainsi c'est le principe nouveau de liberté sexuelle qui a révélé le droit à la fidélité conjugale, au travers de l'atteinte à ce dernier, de la même façon que c'est le nouveau droit à l'adoption des couples homosexuels qui met en lumière l'existence éventuelle d'un droit de l'enfant à une famille hétérosexuelle. Le droit à la mort (euthanasie) met en exergue un droit à la vie...

En tous les cas, à l'image de la liberté d'expression (incluant le droit d'affichage et le droit au « Tag »), nécessairement attentatoire au droit de propriété (publique ou privé selon le support utilisé), tout nouveau droit, toute nouvelle norme a vocation à porter atteinte à une ancienne règle juridique, y compris en simple présence implicite, révélée au grand jour par la naissance de son droit antagoniste.

Cette évidence d'un monde juridique équilibré où les droits subjectifs s'opposent nécessairement (l'afficheur politique et le propriétaire du mur, la liberté sexuelle et le droit à la fidélité conjugale etc..) mérite un examen plus approfondi dans la confrontation de nouvelles normes constitutionnelles issues en particulier de la charte constitutionnelle de l'environnement de 2004 , et des anciennes normes constitutionnelles, notamment contenues dans les deux autres composants de notre bloc de constitutionnalité, savoir la déclaration des droits de l'homme de 1789 et le préambule de la constitution de 1946.

En effet, la théorie de la conciliation des droits , dans l'évident pragmatisme qu'elle révèle, n'enlève pas l'essence même du combat entre Droit et droits ou entre droits et droits.

Il faut aller au-delà, et nous pourrions prendrons comme hypothèse de départ les deux figures classiques d'opposition possibles entre normes de même valeur : la conciliation et la prévalence.

Mais au cas particulier, s'agissant de normes de valeur constitutionnelle, c'est-à-dire de normes appartenant toutes au pyramidion de notre hiérarchie des normes, il n'est pas si simple d'utiliser des figures d'opposition classique.

En effet, la figure de conciliation, très aristotélicienne (A est compatible avec B), est souvent opposée à celle de la prévalence plutôt platonicienne (A élimine B), et en l'absence de possibilité de trancher pour l'une ou l'autre, une position de refus de conflit par le dépassement de ce dernier, très « thomiste » permet d'éviter l'affrontement (A n'est pas dans le même champ que B), mais ces figures utiles pour les normes infra constitutionnelles, à raison de procédures expérimentées, s'appliquent selon nous mal, telles quelles, aux normes de niveau constitutionnel.

C'est pourquoi nous préférerons une formulation des rapports entre normes anciennes et normes nouvelles un peu différente, dans une logique presque graphique : l'hypothèse du remplacement d'une ancienne norme constitutionnelle ayant perdu de sa substance par une autre (I), celle de l'éclipse de cette vieille norme constitutionnelle démodée par une plus jeune (II) et enfin l'axe d'opposition le plus étrange ; celui de l'ignorance ou de la négation implicite de l'ancienne norme par la nouvelle (III).

1 -LA NOUVELLE NORME REMPLACE LA VIEILLE REGLE DEVENUE DESUETE.

Un certain nombre des grands principes environnementaux de valeur constitutionnelle (par exemple les principes d'intégration, de précaution et de réparation) sont venus en 2004 « bousculer » de vieux droits individuels tels que le droit de propriété, la liberté du commerce et de l'industrie ou encore même la liberté d'aller et venir.

Sans entrer dans le débat -pourtant passionnant- de cette opposition entre de nouveaux droits d'inspiration collective et les anciens droits d'inspiration individuelle, la mise en opposition des uns et des autres n'est pas inintéressante.

1-1 La liberté du commerce et de l'industrie et le principe d'intégration.

Le droit des I.C.P.E - un des premiers ensembles de normes d'inspiration environnementale - est par définition une atteinte permanente à la liberté du commerce et de l'industrie : le régime déclaratif ou d'autorisation est d'ailleurs en soi au moins une atténuation et parfois même une atteinte à cette liberté. A la question de savoir si une liberté peut- être soumise à autorisation préalable, le Conseil constitutionnel a pourtant répondu par la négative à propos de la liberté d'association (Cons. const., 16 juill. 1971 : AJDA 1971, p. 537, note Rivero). Même remarque, en simples termes d'atténuation cette fois, dans les régimes de surveillance et de sujétions (fumées, rejets, déchets etc...).

Mais la liberté du commerce et de l'industrie est-elle une norme de valeur constitutionnelle, et même encore une simple liberté publique ?

Nul doute que sous la IIIème République, si les objectifs de valeur constitutionnelle et leur « géniteur » avaient existés, le conseil constitutionnel aurait consacré la liberté du commerce et de l'industrie comme un tel objectif !

On ne peut pas concevoir en effet qu'au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'objectif de liberté du commerce et de l'industrie n'ait pas pu avoir la même reconnaissance que par exemple le pluralisme de la presse.

Mais en tous les cas, au XXIe siècle, ce principe est évidemment-en tous les cas du point de vue du droit national- en quasi désuétude, voire en perte de contenu : du principe reconnu par le Conseil d'Etat dans le premier quart du vingtième siècle (CE 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers -S. 1931, 3, 73, concl. de M. P.L. Josse, note R. Alibert ) à la validité admise d'interventions municipales en vue de la satisfaction de besoins qui n'étaient plus strictement matériels, tels que la création d'un théâtre en plein air (CE, sect. 12 juin 1959, Synd. des exploitants de cinématographes de l'Oranie : Gaz. Pal. 1959, 2, 311 ; AJDA 1960, p. 85, concl. Mayras) ou d'un service de consultations juridiques gratuites (CE, sect. 23 déc. 1970, Préfet. du Val-d'Oise et min. int. c. Cne de Montmagny : Rec. p. 788 ; Dr. adm. 1971, n. 38) ou enfin d'une piscine municipale améliorant simplement l'initiative privée (CE, sect. 23 juin 1972, Sté « La Plage de la forêt » : Rec. p. 477 : AJDA 1972, II, p. 462, n. 53 et I, p. 452, observ. Labetoulle et Cabanes ; RD publ. 1972, concl. Antoine Bernard), la Haute Assemblée - sans parler de la loi du 2 mars 1982 institutionnalisant précairement l'interventionnisme économique - a fortement dilué le contenu de cette liberté naguère importante!

De la sorte, il est évident que le principe d'intégration, exprimé dans la charte constitutionnelle en termes généraux de devoir , s'est engouffré dans le constitutionnel laissé par ce grand principe du XIXe siècle qu'était la liberté du commerce et de l'industrie.

1-2 le droit de propriété et les principes de précaution et de réparation.

Le sacro-saint droit de propriété, protégé pourtant par l'article 2 (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ») et l'article 17(« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. ») de la déclaration des droits du citoyen du 26 août 1789, intégrée au bloc de constitutionnalité par le préambule de la constitution du 4 octobre 1958, est par principe contrarié par le droit de l'environnement en général et par les principes de précaution et de réparation .

Or l'on oublie souvent qu'en droit français, c'est un droit théoriquement absolu (« droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » (C. civ., art. 544)

Ainsi par définition les principes environnementaux sont contradictoires de l'exercice absolu du droit de propriété.

Le principe de précaution impose par exemple au propriétaire des sujétions qu'il ne s'imposerait pas naturellement dans la plénitude de son droit de propriété.

De même dans une sorte d'irrespect sémantique le principe du pollueur payeur est devenu un temps et jusqu'à récemment et non sans résistance des juges celui du propriétaire non pollueur responsable, parce qu'il fallait un responsable facile à poursuivre et le dernier propriétaire est évidemment aisément identifiable, quand l'exploitant, à l'origine de la pollution, avait disparu. Pendant de longues années le droit d'une jouissance absolue et pérenne de sa propriété était directement contredit par un principe environnemental .

Certes l'opposition directe a disparu grâce à la Haute assemblée , mais cette opposition d'esprit entre droit de l'environnement et droit de propriété persiste dans les textes législatifs fondateurs eux-mêmes , et l'intervention des articles quatre et cinq de la charte constitutionnelle a changé la donne en opposant directement des normes de même valeur .

Dans ces conditions, l'histoire du droit individuel de propriété est celle d'un affaiblissement proportionnel à l'émergence et à l'augmentation des droits collectifs au regard de la même propriété foncière.

1-3 La liberté d'aller et venir et l'ensemble des prescriptions constitutionnelles environnementales.

La liberté d'aller et venir n'a jamais certes fait l'objet d'aucune reconnaissance explicite en droit écrit français. Mais le Conseil constitutionnel affirme que « la liberté d'aller et venir est un principe constitutionnel » , comme la Cour de cassation statuant dans des affaires relatives à des mesures de refus ou de retrait de passeport , ou encore le Tribunal des conflits , et enfin le Conseil d'Etat qui font tous référence à « la liberté fondamentale d'aller et venir ».

À l'évidence, l'ensemble des principes constitutionnels environnementaux sont susceptibles de porter atteinte à la liberté d'aller et venir : le « droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (article premier de la charte) s'accommode mal des trafics routiers et a fortiori aériens en pleine croissance, le «devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement » (article deux) est-il compatible avec la liberté d'aller et venir sans limite, par les modes de transport les plus coûteux et surtout les plus attentatoires aux énergies fossiles et à l'environnement ? Le principe de précaution (article 5), dans l'incertitude des effets sur la santé publique des pollutions liées aux moyens de communication fondés sur le pétrole, est-il compatible avec la liberté précitée ? Un développement durable (au sens de l'article six de la charte ) permet-il réellement une telle utilisation abusive de la liberté d'aller et venir en avion comme en véhicules à moteur ?

Le droit de l'environnement est à l'évidence une entrave partielle permanente - comme il y a des incapacités partielles permanentes (I.P.P) - à cette liberté : seuils de pollution et interdiction de circulation automobile, voies piétonnes, couloirs réservés etc...

Une des constantes de ces trois exemples de vieux droits constitutionnels est de relever d'une approche individuelle et sans doute en cours de désuétude, alors que les principes collectifs nouveaux du droit constitutionnel de l'environnement apparaissent en pleine croissance.

Ne pourrait-on alors concevoir que loin de s'opposer - alors qu'ils sont contradictoires - anciens droits individuels de nature constitutionnelle et nouvelles normes collectives environnementales de valeur constitutionnelle se concilient parce que les dernières remplissent le vide laissé par la nécrose -ou « peau de chagrin » pour les amateurs de littérature balzacienne - des anciennes libertés individuelles.

Sans opposition, la conciliation s'opère naturellement et, la nature juridique ayant horreur du vide, les nouvelles normes anciennes environnementales ont remplacé la disparition partielle d'assiette des anciennes.

2-LA NOUVELLE NORME ECLIPSE LA VIEILLE REGLE DEMODEE.

Les nouvelles normes constitutionnelles environnementales peuvent également être opposées à d'anciennes normes constitutionnelles, pourtant apparemment de même nature, parce que collectives elle aussi.

La confrontation n'en est que d'autant plus intéressante ; si les vieux principes individuels de 1789 peuvent paraître parfois désuets au regard des nouveaux principes collectifs environnementaux, certains droits fondamentaux, consacrés à l'occasion du préambule de 1946, sont en effet aussi, d'inspiration collective, et ne sauraient être considérés comme tombés en désuétude ou a fortiori vidés de substance.

Pourtant, ils ne sont plus à la mode et l'on peut se demander si les nouveaux principes constitutionnels, sans avoir aucune prévalence, ne seraient pas en train de les éclipser, à l'image des éclipses de lune ou de soleil.

Il s'agit des célèbres droits au travail et au progrès.

La charte constitutionnelle de l'environnement ne peut d'ailleurs les ignorer, puisque l'article six de la charte, relatif au développement durable, affirme sans doute un peu rapidement l'hypothèse d'une conciliation :

« les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. »

Cette affirmation formelle d'une conciliation ne cache-t-elle pas en réalité une certaine gêne du constituant à l'égard de principes relativement récents et pourtant peut-être démodés.

2-1 Le droit au travail

Ignoré à la Révolution, âprement débattu, contesté notamment par Thiers et Tocqueville, en 1848, le droit au travail n'apparaît constitutionnellement que dans le Préambule de 1946 qui dispose que « 5. Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi » et internationalement dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (Article 23 « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »).

Or le principe de développement durable, consacré constitutionnellement par l'article six de la charte de l'environnement, comme ceux de décroissance rationnelle, d'économie des ressources, sont nécessairement un frein au plein emploi.

Certes, on ne peut pas considérer qu'il y ait incompatibilité manifeste entre développement durable - tel qu'il est conçu en occident, c'est-à-dire dans une logique d'interdiction ou de limitation drastique des entreprises polluantes ou attentatoires aux ressources énergétiques de la planète- et droit à l'emploi, car les prescriptions ou restrictions environnementales fondées sur le principe constitutionnel de développement durable ne visent jamais directement le droit à l'emploi.

Toutefois, sans reprendre le célèbre slogan anti environnementaliste d'une centrale syndicale nationale selon lequel « les bonnes cheminées d'usine sont celles qui fument », parce qu'elles révèlent une activité industrielle pourvoyeuse d'emplois, il est certain que sur une génération, un nombre considérable d'emplois, dans certains secteurs de l'industrie (on citera pour exemple la chimie ou l'industrie du béton) ont disparu totalement de l'Hexagone à raison des normes environnementales. Elles sont toutes relocalisées dans des pays où le développement durable n'a pas valeur constitutionnelle.

Mais s'il est atténué et même contredit, le droit à l'emploi n'est pas directement violé par les principes de développement durable, puisque ce dernier se contente de l'éclipser.

2-2 Le droit au progrès

Présent implicitement dans le préambule de 1946(« 10. La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement 11. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ») le droit au progrès n'est pas expressément reconnu par le bloc de constitutionalité français, mais la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 le proclame en son préambule (« Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ») comme à l'article 25 (« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté »).

Or en société de consommation, le droit au progrès c'est le droit de consommer le progrès technologique et il est antithétique des principes environnementaux, et notamment du développement durable visé à l'article six de la charte constitutionnelle.

Le droit de posséder et d'utiliser plusieurs téléphones cellulaires par personne, d'être isolé à moindre coût par de l'amiante, de manger de la viande bovine à bon marché ou des poulets d'élevages à des coûts dérisoires sont contradictoires du principe de prévention ou à défaut de précaution.

On pourrait alors s'interroger sur le contenu même de ce droit au progrès qui dans nos sociétés occidentales - pleines précisément déjà de ce progrès - est démodé. Pour les pays en voie de développement, le droit au progrès c'est le droit à la consommation, exprimé dans ce qui constitue pour nous des excès (voiture gloutonne d'énergie fossile et composée d'éléments non recyclables, utilisation systématique des transports aériens, sur utilisation obsessionnelle des instruments électroniques télévisuels ou téléphoniques ou encore informatiques ...).

Il ne serait pas incohérent dans ces conditions, pour un citoyen occidental de revendiquer le droit au progrès, dont les modalités seraient le droit au « Quatre-quatre » ou au Smartphone.

En réalité, la question ne se pose jamais en termes de procédure car l'on n'oppose pas actuellement droit au progrès et droit au développement durable : le premier est assurément démodé, sinon « ringard » alors que le second procède de toutes les industries, de tous les diplômes universitaires toutes disciplines confondues et de tous les partis politiques. Le « développement durable » est assurément à la mode.

Dans ces conditions, le droit constitutionnel de l'environnement, loin de s'opposer au droit à l'emploi comme au droit au progrès, se contente de les éclipser tout simplement, se substituant partiellement à eux sans pour autant les détruire.

Il n'y a pas prévalence, mais superposition, et superposition temporaire, si l'éclipse se termine.

3-LA NOUVELLE NORME IGNORE LES VIEILLES REGLES QU'ELLE BAFOUE

Un troisième mode de résolution - par omission- des conflit est peut-être aussi l'ignorance pure et simple de la vieille norme par la nouvelle.

Ce qui vient d'être dit précédemment résulte de l'évidence : il ne saurait être contesté que les principes environnementaux portent atteinte à certains droits de l'homme fondamentaux (propriété, liberté d'aller et venir, du commerce et d l'industrie, travail, progrès).

Comment est -il possible que dans un monde occidental qualifié souvent de « droit de l'hommiste » - au sens Térencien (« summum jus summa injuria » )- ces atteintes ne soient pas relevées et violemment critiquées ? Pourquoi des voix ne s'élèvent-elles pas au nom de la propriété, du progrès, du droit au travail ?

Une hypothèse pourrait être de se demander si ce paradoxe ne viendrait pas du simple fait que les principes environnementaux aujourd'hui de valeur constitutionnelle incontestable, porteraient aussi atteinte aux plus fondamentaux des droits de l'homme, la liberté de penser et d'exprimer ses pensées ?

Affirmées dès la déclaration des droits de l'homme de 1789, la liberté d'opinion (« Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ») et celle d'expression (« Art. 11 La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ») font pourtant partie de notre incontestable patrimoine constitutionnel.

L'idée serait qu'il existe une pensée unique environnementale, une sorte « d'environnementalement -environnement mental ( ?)- correct ».

Et de fait, a-t-on aujourd'hui le droit de remettre en cause le principe de précaution ? Peut-on critiquer le « développement durable » au profit d'un développement « immédiat » ? A-t-on le droit de remettre en cause en France le principe de la valorisation seulement énergétique ?

Les articles 2 et 3 (devoirs environnementaux) de la charte constitutionnelle imposent même un comportement, voire une adhésion officielle du citoyen aux principes environnementaux.

Juridiquement - sous la réserve des effets réels de la loi Grenelle II, exécution directe du principe d'intégration - il est toujours possible de considérer que ces articles de la charte n'ont pas d'effet immédiat et direct sur les libertés individuelles, mais pragmatiquement ? Un candidat aux grands concours pourrait-il développer des thèses « déviationnistes » en matière environnementale ? Quel candidat à une élection serait assez fou pour ne pas être pour l'environnement voire l'écologie ? Quel fonctionnaire, en termes de carrière administrative - à l'exception des enseignants-chercheurs ou au moins du corps des Professeurs - se sent assez libre aujourd'hui - pour ne pas aller dans le sens des grands principes ?

Pourquoi ces interdits ? Sans doute dans le passage d'une éthique individualiste à une éthique collective. On a parfois dit que le code civil était le petit livre rouge - par allusion à un éditeur juridique connu- de la ... « bourgeoisie ». Il est vrai en tous les cas que les droits de l'homme sont à l'origine individuels . Or le droit de l'environnement, comme beaucoup de principes constitutionnels récents, est d'inspiration collective ; la société pense pour l'individu et lui impose des prescriptions qui sont aussi des restrictions (port de la ceinture, port du casque, interdiction de fumer, de consommer de l'énergie, de polluer l'air ou l'eau ou la terre...)

Mais est-il concevable aujourd'hui de poser à quelque juridiction que ce soit, y compris le conseil constitutionnel, l'obligation d'un arbitrage entre courants de pensée sociétaux actuels (les préoccupations d'environnement) et les fondements mêmes de notre société juridique (les droits de l'individu !) ?

Le juge, quel qu'il soit, est nécessairement à l'écoute de la société sur laquelle il exerce son office et il existe incontestablement aujourd'hui une «pensée unique » ou un politiquement correct qui ne permettent pas d'opposer réellement les vieux droits individuels aux nouveaux droits collectifs « à la mode ».

Dans ces conditions, feindre de ne pas voir, c'est-à-dire complètement ignorer les anciens droits plus ou moins mis à mal par l'application des nouvelles normes constitue une solution à tout le moins compatible avec la stabilité de notre société.

Le fait de ne pas voir, ou de feindre de ne pas voir, comme le célèbre héros du livre de science-fiction « Martiens go home » est sans doute le moyen le plus efficace d'assurer une prévalence de fait .

En conclusion, nous pensons que la question des conflits entre normes constitutionnelles nouvelles environnementales et les anciennes normes constitutionnelles impose de revisiter les règles de résolution des conflits entre normes de même valeur : la conciliation n'a pas réellement d'effet utile et la prévalence théorique apparaît impossible. Ce sont donc des variantes qui paraissent pouvoir s'imposer : quand la norme ancienne a perdu de sa substance, la norme nouvelle peut remplir le vide qu'elle a laissé (propriété, liberté d'aller et venir, liberté du commerce et d'industrie). Quand la norme ancienne, sans avoir perdu de sa substance, est simplement démodée, peut-être d'ailleurs provisoirement, la norme nouvelle pourra se contenter de l'éclipser en se superposant à elle et en faisant ainsi disparaître une partie de la « surface » de l'ancienne norme (droit au travail, droit au progrès). Enfin, quand la norme ancienne ne peut à raison de son caractère essentiel ni perdre de sa substance, ni être démodé, seule son ignorance par la nouvelle norme permet une coexistence juridique, significative il est vrai d'une prévalence de fait de la nouvelle norme.

L'absence de facilités procédurales pour confronter en droit français deux normes de valeur constitutionnelle aidait sans doute ces modes de résolution non juridictionnelle des conflits de normes constitutionnelles.

Le développement des exceptions d'inconstitutionnalité et surtout de la question prioritaire de constitutionnalité pourraient dans l'avenir bouleverser la sérénité de nos normes de valeur constitutionnelle et ne pas se satisfaire de nos trois hypothèses de refus de conflit ouvert.

Publié le 09 décembre 2011