Conséquences de pratiques anticoncurrentielles sur la validité des marchés conclus sur cette base, et indemnisation des préjudices consécutifs.

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Notes sur arrêt CAA Douai, 22 février 2018, n°17DA00507, 17DA00509
Conséquences de pratiques anticoncurrentielles sur la validité des marchés conclus sur cette base, et indemnisation des préjudices consécutifs.

La Société Signalisation France (ex Signature SA), intervenant dans le secteur de la signalisation routière, au détour d’une rencontre avec 7 de ses concurrents, décida dans une cordiale entente avec ses nouveaux comparses, d’emprunter dès 1997,  la route attrayante de leur point de vue, mais pas moins sinueuse, des pratiques anticoncurrentielles, en vue d’étendre leur influence sur le marché de la signalisation routière verticale.

Loin de stopper à temps leurs manœuvres, les nouveaux compagnons de route, poursuivirent au contraire allègrement leur chemin jusqu’en 2006, sans prendre garde aux panneaux leur signalant une voie sans issue et la présence des radars de l’autorité de la concurrence.

Cette dernière, ayant eu vent de ces agissements illégaux, infligea à la société Signalisation France et ses acolytes, de lourdes amendes au titre de la méconnaissance de l’article L.420-1 du Code de commerce et de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement  (Autorité de la concurrence, décision n°10-D-39 du 22 décembre 2010 ; CA de Paris, n°2011/01228 du 29 mars 2012. C.Cass, n°12-18195 du 28 mai 2013).

Toutefois, au cours de leur périple, les sociétés par leur imprudence ont également causés de nombreux désagréments aux personnes croisées sur leur route. Tel fut notamment le cas des collectivités territoriales, et en particulier les départements, qui ont conclu bons nombres de marchés publics de signalisation routière verticale, dont ils pouvaient alors craindre qu’ils étaient affectés d’un surcoût lié à cette entente illégale. Les marchés publics conclus postérieurement à l’arrêt de ces pratiques, confirmèrent leurs inquiétudes. Plusieurs collectivités territoriales aux quatre coins de la France, furent dans ces conditions indemnisées du préjudice ainsi subi (CAA Nantes, 10 mai 2017, n°16NT01778, Dpt du Morbihan – CAA Nantes, 10 mai 2017, n°16NT002222, Dpt Côte d’Armor – CAA Nancy, 21 mars 2017, n°15NC02367, Dpt de la Meuse – CAA Bordeaux, 19 juin 2017, n°15BX03131).

S’inscrivant dans la lignée de cette jurisprudence, l’arrêt ici commenté, mettant aux prises le Département de la Seine Maritime et la société Signalisation France en lien avec 3 marchés publics conclus au cours de la période des pratiques anticoncurrentielles en 1997, 2003, et 2006, présente ceci d’original que le Département ne se contente pas seulement de demander l’indemnisation du surcoût, d’ailleurs sollicité uniquement à titre subsidiaire, mais aussi, et à titre principal, l’annulation des contrats, la restitution du prix versé, ainsi que l’indemnisation correspondant à la non affectation du surcoût à son désendettement.

Il est à noter à cet égard, que l’action du département, que ce soit sur ses conclusions à titre principal ou à titre subsidiaire, ne sont, selon la Cour, pas prescrites, faisant application de la prescription quinquennale par référence à l’article 1304 du Code civil, dès lors qu’en matière de dol, le délai commence à courir à compter de la décision « qui permet à la victime de tenir les faits pour établis » (Voir en ce sens CAA Nantes, 10 mai 2017, n°16NT01778, Dpt du Morbihan), à savoir en l’espèce, à compter de la décision de l’autorité de la concurrence du 22 décembre 2010.
Pour examiner la demande d’annulation des marchés publics en litige, appliquant la jurisprudence Commune de Béziers I (CE, 28 décembre 2009, n°304802), la Cour administrative d’appel de Douai, vérifie naturellement la nature et la gravité des irrégularités commises, qu’elle qualifie d’entente très organisée, pour considérer en l’occurrence, sur la foi des investigations et de la décision de l’Autorité de la concurrence, qu’elles ont « gravement faussé les consultations lancés par les maitres d’ouvrages publics (Etat et collectivités territoriales) en éliminant presque totalement la concurrence ». Cette pratique a exercé un rôle déterminant dans le choix de l'attributaire du marché puisqu'elle a permis une répartition des marchés entre les sociétés ayant participé à l'entente et d'éliminer les sociétés qui n'entraient pas dans l'entente.

Constatant alors que les marchés du Département de Seine Maritime ont manifestement, et en tout état de cause sans que la preuve contraire soit apportée, révélés des prix « plus élevés que ceux obtenus après l’entente pour les mêmes prestations », la Cour conclut en l’espèce logiquement à la présence de manœuvres dolosives, justifiant qu’ils soient annulés, sans que cette annulation porte, selon elle, une atteinte excessive à l’intérêt général, en dépit de l’exécution achevée des prestations et de l’impossible restitution des fruits de ces prestations, notamment des panneaux de signalisation installés.

Cette question de la restitution constitue d’ailleurs l’apport majeur de cet arrêt.

Le principe rappelé par la Cour sur cette question, est que « lorsqu’un contrat exécuté a été déclaré nul ou annulé, une action en restitution, lorsqu’elle est possible, doit tendre à une remise en l’état dans lequel les parties se trouvaient avant cette exécution », ce qui implique donc en principe « un échange réciproque ». Cette action présente un caractère objectif (Voir en ce sens Concl. Da Costa sur CE, 23 décembre 2011, De Massol), et reste distincte de l’action en responsabilité extracontractuelle sur le fondement de l’enrichissement sans cause, après annulation du contrat.
Le problème posé à la Cour, est toutefois qu’en sollicitant non pas seulement l’indemnisation du surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles, mais également en choisissant l’action en annulation du contrat, le Département de Seine Maritime aurait pu se trouver dans une situation plus favorable qu’avant la conclusion du marché, en lui ouvrant droit, comme il le sollicite, à la restitution de l’entier prix versé en exécution des marchés, sans pour autant que de son côté il ne puisse procéder à une quelconque restitution.

La Cour administrative d’appel de Douai, confrontée pour la première fois à cette question après annulation pour dol dans le cadre d’une entente, suivant en cela l’avis de son Rapporteur public de ne pas opter pour le choix radical de rendre cette action irrecevable, a examiné la demande de restitution de l’entier prix des marchés sur ce fondement, mais la rejette dans les circonstances de l’espèce.

Elle considère effectivement qu’en demandant la condamnation de la société à lui restituer rien de moins que son chiffre d’affaires, sans restitution possible dans l’autre sens, la victime bénéficierait alors de prestations gratuites, donc d’un enrichissement sans cause, en obtenant plus que son préjudice, ce qui serait en outre contraire aux principes du droit de l’Union européenne, selon lesquels les dispositions de l’article 101 TFUE doivent garantir une réparation intégrale de la victime, sans qu’elle puisse revêtir un caractère excessif.

Le fait que les contrats aient été conclus à la suite de manœuvres dolosives, ne doit pas entrer en considération dans l’action en restitution, la société n’ayant au surplus bénéficié d’aucun indu, puisque les prestations ont été réalisées, et qu’elles répondent effectivement à un besoin de l’administration. La demande sur ce fondement est donc rejetée, dans la mesure où elle faisait obstacle au principe même de l’action en restitution.

Alors même que l’arrêt Campenon Bernard (CE, 19 novembre 2017, n°19 novembre 2007), laissait entrevoir la possibilité d’une telle stratégie contentieuse, non dénuée de pertinence, la Cour administrative d’appel de Douai a donc préféré faire le choix d’adopter une position respectueuse de la répartition des compétences en laissant l’exclusivité du pouvoir de sanction à l’Autorité de la concurrence en charge de l’aspect répressif en matière de pratiques anticoncurrentielles (qui prend déjà en compte la faute morale), respectueuse du droit communautaire dans le domaine des ententes, voire respectueuse de l’équité en évitant de mettre à mal la santé des sociétés en ne leur imposant pas la restitution de leur chiffre d’affaires.

Le Département de Seine-Maritime, qui espérait en quelque sorte des dommages et intérêts comme cela peut se faire devant le juge judiciaire, et que le tribunal administratif de Rouen lui avait accordé à hauteur de 2 697 364, 45 € (soit les prix totaux des marchés de 1999, 2003, et 2006), devra donc se contenter sur un fondement quasi délictuel de l’indemnisation des surcoûts dont ses marchés ont été affectés, c'est-à-dire de la différence entre le prix payé pour les prestations fournies et leur véritable prix de marché.

Bien qu’il soit difficile de déterminer cette différence de prix, la Cour a néanmoins été particulièrement généreuse sur ce point, en retenant – sans même solliciter l’avis de l’Autorité de la Concurrence, comme le préconisait son Rapporteur public – des taux de surcoûts extrêmement élevés (46% , 28%, 52%) sur la base des seuls calculs effectués par le Département, aux termes d’un « travail soigné » selon ses termes, et largement supérieurs à ceux fixés par l’Autorité de la Concurrence dans sa décision du 22 décembre 2010 (entre 5% et 10%).

Contrainte d’adopter une solution rejetant l’action en restitution, dans la mesure où l’impossible restitution de la part de la personne publique faisait obstacle au principe même de l’action en restitution, mais aussi au regard du pouvoir de sanction réservé l’Autorité de la concurrence, la Cour administrative d’appel de Douai réaffirme néanmoins clairement la compétence et l’indépendance du juge administratif sur l’appréciation des indemnités allouées sur un fondement quasi délictuel (soit 1,2 million d’euros au titre des marchés de 1999, 2003, et 2006).    

    Gauthier GAVEL
    Juriste
    SCP Manuel GROS, Héloïse HICTER, et Associés

Publié le 12 mars 2019